Dans un arrêt historique du 5 février 2021, la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale (CPI) a reconnu la compétence territoriale de la Cour sur les territoires palestiniens occupés, permettant ainsi à Fatou Bensouda, procureure de la CPI, l’ouverture officielle d’une enquête sur les crimes commis sur place.
Son enquête portera sur au moins trois types de crimes de guerre présumés commis depuis le 13 juin 2014, date choisie par la Palestine pour la compétence de la Cour lors de son adhésion au Statut de Rome en 2015 :
- ceux perpétrés au cours de la guerre de l’été 2014, dans la bande de Gaza, tant par l’armée israélienne, notamment pour ses « attaques disproportionnées », homicides et destructions de biens civils, que par le Hamas, pour l’utilisation de boucliers humains, homicides et torture (selon l’ONU, 2 200 morts côté palestinien, dont 1 500 civils et 73 morts côté israélien, dont 67 soldats) ;
- ceux réalisés lors de la répression par Israël des manifestations de la « marche du retour » de 2018, aux frontières de Gaza, notamment des homicides et blessures volontaires de civils (selon le bureau du procureur, 200 morts et plusieurs milliers de blessés côté palestinien) ;
- enfin, ceux liés à la colonisation des territoires palestiniens occupés comme le transfert de civils israéliens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.
Les deux premiers types seront analysés par la CPI à l’aune du droit de la guerre : la force utilisée par les parties au conflit était-elle légale au regard des exigences de nécessité, de proportionnalité et de distinction entre civils et militaires ?
Si les « incidents armés » ayant provoqué des victimes civiles de 2014 requerront une analyse approfondie et une collecte de preuves qui s’annonce compliquée, l’illégalité de la répression des manifestations pour la plupart pacifiques de la « marche du retour » de 2018 ne fait guère de doute, tout comme la responsabilité pénale des tireurs israéliens et de leurs supérieurs hiérarchiques.
Violation continue
Mais c’est surtout le troisième type de crimes qui sera le plus facile à établir. Le processus de colonisation des territoires palestiniens occupés (440 000 colons en Cisjordanie et 230 000 autour de Jérusalem) – avec son accélération décidée par le Premier ministre Benyamin Nétanyahou depuis 2010 – viole de manière continue et manifeste la IVᵉ Convention de Genève, son Protocole additionnel I ainsi que le Statut de Rome lui-même (art. 8) ; trois textes qui interdisent à la puissance occupante de modifier la démographie et la configuration d’un territoire occupé.
Circonstance aggravante, ce processus de colonisation est assumé, et même revendiqué, par les autorités israéliennes.
Si la décision de coloniser (confisquer des terres palestiniennes, y chasser ses habitants palestiniens, et y construire des logements pour les colons) est prise par les responsables politiques (le cabinet du Premier ministre), elle est méthodiquement mise en œuvre par des canaux bien identifiés de l’administration militaire et de différents ministères et collectivités locales.
En somme, tant pour la procureure que pour les juges de la CPI, le « crime de colonisation », défini par l’article 8 du Statut de Rome, ne recèlera guère de difficultés juridiques et probatoires. Il constitue donc le plus grand risque de la procédure en cours pour les dirigeants israéliens, d’autant que le processus de colonisation s’accompagne de discriminations systématiques entre colons israéliens et Palestiniens, ce qui constitue, en droit international, un crime contre l’humanité.
Là encore, il sera facile de prouver l’implication des autorités politiques israéliennes dans la mise en place d’un tel système, déjà qualifié d’« apartheid » par certaines organisations non gouvernementales (ONG) israéliennes et par des rapporteurs spéciaux des Nations unies.
Le droit israélien considérant la colonisation comme légitime, aucune enquête nationale ne sera bien sûr menée sur les auteurs du crime de colonisation.
Le bureau du procureur pourra donc enquêter sans délai sur ces faits, sans qu’Israël puisse lui opposer la règle de la « complémentarité », à savoir l’existence de procédures pénales menées dans un État contre les auteurs de crimes de guerre et qui peut faire obstacle à l’exercice de la compétence de la CPI, comme cela sera peut-être le cas dans les deux premiers types de crimes commis à Gaza.
La lutte contre la CPI érigée en priorité
Dans la mesure où la CPI cherche à établir des responsabilités pénales dans son domaine de compétence, son procureur poursuit des individus et non des États et conformément au texte du Statut de Rome, les États membres – 123 à ce jour – ont l’obligation d’apporter leur concours à la CPI, même si l’État d’Israël, qui n’en est pas membre, refusera de collaborer avec une Cour qu’il ne reconnaît pas.
Au cours de l’enquête du bureau du procureur, des militaires et des dirigeants israéliens seront très certainement poursuivis et feront alors l’objet d’un mandat international ce qui va contraindre leurs déplacements internationaux, notamment dans les États européens, tous associés au Statut de Rome.
Ainsi en décembre 2009, l’ex-ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Livni avait dû annuler in extremis un séjour à Londres après avoir été informée qu’elle était sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par un tribunal britannique à la suite d’une plainte pour son rôle dans une opération militaire israélienne sur la bande de Gaza, un an plus tôt.
Le danger est d’autant plus réel pour les citoyens israéliens qui ont prêté leur concours aux crimes de guerre que les mandats d’arrêt de la CPI ne sont pas systématiquement rendus publics.
Face à cette éventualité qui concerne directement les militaires de terrain et toute la chaîne de commandement, le gouvernement israélien a élevé la lutte contre la CPI au rang de priorité stratégique de l’État.
Dans un article publié le 16 juillet 2020, le quotidien israélien Haaretz indiquait d’ailleurs que l’État hébreu élaborait une liste secrète de 200 à 300 personnes susceptibles d’être poursuivies comme le premier ministre Benyamin Nétanyahou, les anciens ministres Moshe Yaalon, Avigdor Lieberman et Naftali Bennett, ainsi que l’ex-chef d’état-major de l’époque Benny Gantz, aujourd’hui rival politique du premier ministre.
Plus récemment, en tournée dans les capitales européennes mi-mars, le président israélien et le chef d’état-major de l’armée ont cherché à obtenir l’appui des Européens contre la procédure engagée par la CPI.
Au-delà du risque pénal, c’est donc désormais tout un maillage de résolutions et de jurisprudences internationales qui entoure la colonisation des territoires, depuis l’avis de la Cour internationale de justice de 2004 qui soulignait l’illégalité du mur de séparation et des colonies israéliennes.
En 2016, une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU avait ainsi exigé l’arrêt des activités israéliennes de peuplement en territoire palestinien occupé.
En droit européen, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) justifiait l’étiquetage des produits des colonies et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnait en juin 2020 la France qui, en pénalisant les appels au boycott des produits israéliens, violait les droits des militants du mouvement BDS.
Ce sont donc non seulement les militaires et leur commandement qui pourraient devoir rendre des comptes mais également les colons eux-mêmes, soit près de 670 000 citoyens israéliens, ainsi que tous les acteurs politiques et économiques – israéliens ou étrangers – qui assurent la viabilité des colonies.
Une centaine d’entreprises dans le collimateur
La complicité des acteurs qui contribuent, directement ou indirectement à la colonisation de plus en plus dénoncée par une partie de l’opinion publique internationale pourrait également être recherchée par la justice internationale et les tribunaux de différents États.
Après des dizaines de résolutions condamnant la colonisation israélienne, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a ainsi fait publier en 2020 une liste de 112 entreprises (dont 94 entreprises israéliennes) identifiées comme ayant des activités dans les colonies israéliennes.
Figurant sur cette liste parce qu’elle propose des logements en location dans les colonies israéliennes, l’entreprise Airbnb a d’ores et déjà été mise en garde par Amnesty International pour sa complicité dans le crime de colonisation, ce qui pourrait donner lieu à des poursuites civiles et pénales contre l’entreprise en Amérique du Nord ou en Europe.
Jusqu’où Israël sera-t-il prêt à aller pour affronter la légalité internationale ? Jusqu’à présent, fortes du soutien américain et de la bienveillance européenne, notamment française, les autorités israéliennes pensaient pouvoir coloniser sans risquer de sanctions.
Cependant, sur l’échiquier politique et diplomatique, la CPI se présente comme un nouvel acteur qui peut changer la donne. Lorsque les mandats d’arrêt seront délivrés, il deviendra de plus en plus délicat pour les États européens de conserver les liens économiques et politiques privilégiés qu’ils ont noués avec Israël.
En Israël, la question palestinienne n’était plus centrale dans le débat politique au cours des dernières années, supplantée par le danger iranien et la volonté de rétablir des relations diplomatiques avec les pays arabes.
Elle ne constitue d’ailleurs pas un enjeu des législatives anticipées du 23 mars prochain. Mais les décisions qui seront tôt ou tard prises à La Haye pourraient bien à l’avenir replacer la question palestinienne au centre des débats.
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