Il y a un peu plus de deux décennies, le cas de la communauté des bikers (motards) réunie dans le H.O.G., Harley Owners Group, a ouvert le champ aux approches de marketing tribal qui ont fait florès depuis. Il est intéressant de se repencher sur le cas Harley-Davidson car ce qui en a fait le succès par le passé est exactement ce qui semble anéantir la marque aujourd’hui. Le constructeur de motos a connu plusieurs années difficiles avec une baisse de 6% de son chiffre d’affaires en 2018 et s’attend à un nouveau recul en 2019. Les ventes calent pour la quatrième année consécutive sur le marché américain.
La marque est confrontée à plusieurs défis importants qui peuvent expliquer ces résultats en berne. Tout d’abord, la politique protectionniste du gouvernement Trump qui a appelé au boycott de la marque car elle cherchait à délocaliser une partie de sa production en Europe ; ensuite, l’inéluctable virage vers des véhicules électriques difficile à négocier du fait de la sonorité légendaire du célèbre moteur bicylindre en V. Mais c’est surtout le vieillissement de sa clientèle qui semble au fondement de la crise actuelle. Si les motards voulaient auparavant acquérir une Harley-Davidson dans le but de rejoindre le cercle fermé des « Hoggers », l’attrait de cette communauté est aujourd’hui discutable.
Harley dans un « cul-de-sac sociodémographique »
Le P-DG de l’entreprise, Matthew Levatich, a affirmé à la presse que son objectif à long terme était « de développer la nouvelle génération d’utilisateurs de Harley-Davidson dans le monde ». Il a ainsi reconnu les difficultés que rencontre la marque à séduire un public différent et évoqué le développement de Harley électriques ; une hérésie pour les Hoggers et pour de nombreux employés de la firme de Milwaukee ! L’entreprise a, en effet, sorti un premier modèle électrique mais il reste bien caché au fond des concessions pour ne pas indisposer sa communauté. Alors que la marque se voyait autant comme un réseau social qu’un fabricant de motos, et se centrait sur l’organisation d’événements communautaires entre ses employés, ses concessionnaires et ses clients, le réveil est douloureux. Comme l’analyse crûment l’expert en marketing Mark Ritson, Harley fait face à « un cul-de-sac sociodémographique » avec sa communauté de pseudo rebelles « mâles », « blancs » et « vieillissants » qui n’ont pas forcément envie d’interagir avec d’autres profils de consommateurs, surtout afro-américains, hispaniques et féminins qui sont des leviers de développement sur le marché aux Etats-Unis.
Mais comment changer ? Comment attirer de nouveaux motards ? Comment renouveler le profil des membres de la communauté sans créer de fortes résistances tant au niveau de sa clientèle fidèle que des concessionnaires et même des employés qui tous partagent le même ethos tribal ? Suffit-il de parier sur de nouveaux modèles pour conquérir de nouveaux motards ? Voici un ensemble de questions voisines de celles que se posent nombre de managers dont les entreprises ont embrassé les approches communautaires de marketing et qui se retrouvent eux aussi dans l’expectative.
L’homophilie, une notion structurante du marketing tribal
Pour y répondre, il faut faire un détour par la notion d’ « homophilie ». Symbolisée par le proverbe « qui se ressemble s’assemble », l’homophilie qui structure les communautés de marque s’explique simplement : un lien s’établit plus fréquemment entre des personnes lorsqu’elles partagent la même passion et le même style de vie, car elles sont mieux à même de se comprendre, de s’apprécier et de se faire confiance. Cette homophilie permet des développements fructueux quand la population concernée est en expansion mais devient un frein dans le cas contraire. C’est ce qui se joue aujourd’hui pour Harley-Davidson avec, pour conséquence, une résistance à tout ce qui est étranger à la population de bikers.
A l’orée des années 2010, les responsables du jeu de cartes « Magic: L’Assemblée », souvent présenté comme un cas emblématique de marketing tribal, ont aussi cherché à sortir de la « ghettoïsation » de la communauté de « nerds » blancs et essentiellement masculins, tant clients qu’employés, et à ouvrir la marque à une diversité de profils. Wizards of the Coast, l’entreprise qui gère Magic, a choisi pour cela de modifier les cartes en introduisant de nombreux personnages – positifs – féminins, noirs, asiatiques, etc. Résultat, en 2015, 62% des clients de Magic étaient des hommes et 38% des femmes. Pour autant, ces dernières restent peu visibles dans les grands tournois de cartes Magic et s’expriment peu en ligne sur les sites communautaires.
Des difficultés à sortir de l’enfermement communautaire
Ce que cet exemple pourrait laisser à penser est qu’il suffit d’introduire de nouveaux produits plus adaptés à des cibles moins homophiles – cartes Magic avec personnages issus de la diversité, mais aussi Harley électrique – pour initier une sortie de l’enfermement communautaire et du vieillissement de la clientèle fidèle. Ce n’est malheureusement pas le cas. Une marque doit en effet être considérée comme un assemblage complexe de produits, de signes, de personnages réels ou imaginaires, de lieux (comme le siège, l’usine, le magasin amiral), et évidemment de clients et de personnel. Cet assemblage est toujours en mouvement et se doit de garder dans le même temps une certaine stabilité pour que ses clients s’y retrouvent. Tout changement trop important d’une des composantes de l’assemblage génère une forte réaction des individus impliqués surtout quand une marque est soutenue par une communauté de fidèles.
Le lancement d’un nouveau modèle en rupture avec la tradition, tout comme un appel trop fort à une clientèle complètement nouvelle, sont vécus par les fidèles comme des déstabilisations de l’assemblage de la marque et par là-même de leur identité. Ceci a un impact tout particulier sur les relations entre clients et employés. D’une part, le personnel a tendance à protéger les consommateurs membres de la communauté en les favorisant par une forme de népotisme. D’autre part, ce même personnel délaisse les nouveaux clients potentiels, trop différents d’eux et des membres de la communauté.
Des compétences commerciales difficilement transposables
En fait, l’homophilie devient une barrière pour les salariés quand il s’agit d’interagir avec une nouvelle clientèle car les compétences commerciales développées avec la communauté existante apparaissent difficilement transposables à un autre profil de clients. Ce sont des compétences « situées », au sens où elles relèvent exclusivement de situations d’interaction avec une population bien précise comme celle des bikers pour les employés d’Harley-Davidson, souvent eux-mêmes bikers.
Pour redéployer les compétences de leur personnel en contact avec une nouvelle clientèle, les marques soutenues par une communauté peuvent :
- Prendre en compte, par une approche ethnographique, le travail réel du personnel en contact avec ses clients historiques et ses dilemmes pour mieux préparer l’adaptation à d’autres profils ;
- Séparer les compétences commerciales liées à la communauté – langage de la tribu, rituels, etc. – des compétences commerciales plus générales acquises lors des interactions avec les clients actuels, mais transposables à d’autres profils ;
- Valoriser le personnel en lui montrant que certaines de ses compétences peuvent aussi être adaptées pour servir une nouvelle clientèle dont il ne doit pas avoir peur ;
- Reconnaître les compétences du personnel à transmettre le vécu au sein de la communauté d’origine et ainsi accompagner les nouveaux venus dans la découverte de l’ethos tribal ;
- Tout cela sans braquer les membres de la communauté mais en leur démontrant les avantages pour la pérennisation de leur marque favorite à élargir la base de ses clients.
Quand une entreprise veut sortir d’un phénomène de « ghettoïsation » communautaire, elle doit agir en premier lieu sur son personnel en lui donnant envie de mobiliser ses compétences en dehors de la situation communautaire d’origine. Tant qu’il résiste à s’ouvrir aux nouveaux profils de clients, les efforts en innovation ou autres restent vains. De plus, l’entreprise doit, par des recrutements d’employés extérieurs à la communauté d’origine, rééquilibrer son personnel afin de refléter la diversité de ses profils de clientèle.