L’actualité est brûlante, depuis une semaine, sur les questions de viol ou d’agressions sexuelles, ces questions sont au cœur de votre roman « Garde-corps ». Vous nous aviez habitués à des essais ou des études… Mais en quoi la fiction est-elle un bon moyen pour partager le savoir autrement ? À quelles conditions ?
Avec ce roman, j’aborde en effet des questions classiques que les sciences humaines et sociales analysent fréquemment telles que : les relations au pouvoir, le féminisme ou plutôt les féminismes, le sexisme, la sphère du politique… Mais, pour une fois, j’ai voulu passer par le sensible, les émotions, voire les vécus. Il m’a semblé utile d’oublier les statistiques, les données, les pourcentages pour faire la part belle à quelque chose de plus intime, de plus sensitif.
Comme un personnel qui peut dire l’universel.
L’histoire de Gabrielle, agressée petite, puis devenue ministre, en dit peut-être plus sur les prédateurs, les rapports de pouvoir, le sexe et ses violences qu’un papier de recherche qui compte et décompte le nombre de viols par an dans un pays. Ici, tout à coup, on peut chacun s’identifier au personnage ; on rentre dans sa psychologie ; on peut la comprendre ; on peut aussi, bien sûr, la critiquer mais on ressent, et le ressenti permet peut-être parfois de mieux comprendre. Il est clairement question de rapports et de structures de domination dans ce roman.
C’est finalement une continuité des travaux en sciences humaines et sociales, mais c’est une continuité sensible.
Gabrielle, votre héroïne est tout de même dans une posture de domination puisqu’après l’avoir suivie dans ses brillantes études on la découvre ministre du Travail. À ce moment-là, n’est-elle pas elle-même en situation de domination ?
Même ministre, Gabrielle évolue dans un contexte profondément patriarcal, dans lequel elle est presque toujours vue comme une « femme », comme aurait pu le dire Christine Delphy. Quand je dis « comme une femme », cela veut dire comme un être naturalisé comme un individu sexualisé, socialement appréhendé pour répondre à des logiques de séduction, voire de prédation. Elle est une subalterne sexuée pour reprendre James Scott. Pour exemple son collègue le ministre de l’Éducation nationale lui propose « un petit rendez-vous nocturne », de même qu’un magnat de l’économie numérique la moque et la considère comme « bien prude » car elle ne veut pas se donner complément à lui.
Pour répondre à votre question, avant d’être vue comme ministre elle est vue comme une femme. Il suffit de se rappeler des commentaires sur Cécile Duflot, Najat Vallaud-Belkacem, etc., pour comprendre que ce roman est très proche de la réalité.
Il y a un passage dans votre roman où vous citez des tweets qui sont écrits pendant que l’héroïne-ministre Gabrielle est invitée en plateau télé. Ces tweets sont d’une violence inouïe, quasiment tous sexués, mais surtout ils semblent plus vrais que nature… J’en cite un : « J’espère que t’es pas hémophile @GabriellClair car je briserais bien mon verre de vin sur toi… »
Je cite, en effet, une dizaine de tweets que Gabrielle reçoit sur la tweet line de l’émission télé. Elle les lit, « bien au chaud dans sa voiture », dit-elle, et « malgré la violence, elle encaisse. »
Il y a juste un petit détail que je voudrais ici vous livrer : ces tweets sont des copier-coller et je dis bien des copier-coller de tweets reçus lors de mes propres passages télé.
J’en citerais quelques-uns :
« le problème avec @GabriellClair c’est qu’elle est tellement bonne que je n’arrive pas à me concentrer sur ce qu’elle dit. »
Ce tweet est explicitement une vision tellement naturalisée, sexuée du féminin que l’intellect émanant d’une femme passe au second plan, pire il peut être complètement nié.
Pour preuve, il y a beaucoup de femmes reconnues dans les métiers du sensible et de l’esthétique où le corps est un véhicule (actrice, danseuse, chanteuse, esthéticienne…), mais très peu de femmes reconnues dans les milieux plus intellectuels où le corps n’est pas central (architectes, penseurs, grands patrons, ingénieurs…)
Mon choix de faire ici du roman revient à tirer du côté du sensible justement… de revenir à mon propre stéréotype : un roman plutôt qu’un essai !
Je citerai deux autres tweets qui peuvent nous faire réfléchir à tout cela :
« faites chier @GabriellClair, vous êtes pas assez moche pour être féministe. Tout ça c’est juste 1 truc de filles jamais draguées. »
Un autre qui est une incitation à la violence sexuelle conjuguée avec un racisme explicite :
« Putain, elle ferait mieux de se faire violer en banlieue cette connasse, elle verrait ce que c’est les vrais arabes. »
Travaillant sur le FN depuis de longues années, celui-là est – malheureusement – une récurrence.
Vous m’amenez à vous demander si vous vous êtes beaucoup investie sur ce roman à titre personnel ?
On ne peut pas nier qu’un roman est toujours fait d’éléments personnels et de ressentis intimes. Certains épisodes de ce livre ont été en effet tirés de mes propres expériences, mais il est aussi traversé par des récits et des vécus d’autres femmes. Ce qui m’a intéressée ici, et qui me ressemble peut-être un peu, c’est qu’à partir d’une certaine violence l’héroïne a construit son ambition, une ambition qui sonne peut-être comme une vengeance. C’est une forme de résilience ou pour reprendre encore une fois James Scott, elle est une subalterne en résistance.
Faut-il toujours parler, faut-il toujours dénoncer, que dire du débat entre Angot et Rousseau ?
Pour parler de mon héroïne, elle a 11 ans quand elle subit une agression sexuelle. À qui voudriez-vous qu’elle puisse parler ? Elle se rend à peine compte de ce qui lui est arrivé. Elle ne peut pas mettre de mots dessus et elle n’en parlera d’ailleurs à personne.
L’injonction à parler est une injonction insupportable, c’est une injonction de plus. Ce n’est pas à l’infra politique de prendre en charge le politique. Ce n’est pas à l’individu-femme de faire justice mais à la société et au politique de prendre ses responsabilités. Toutes les études sont là, le politique n’a plus qu’à agir.
« Garde-Corps », Lemieux Editions, 2016.