Les coopératives agricoles représentent aujourd’hui la moitié des activités agricoles mondiales. Fondées par des agriculteurs, qui seront à l’honneur comme chaque année fin février à l’occasion du Salon de l’agriculture de la porte de Versailles, à Paris, les coopératives conservent un système de gouvernance original qui permet la représentation des intérêts des paysans.
Leur stratégie s’inscrit généralement dans le long terme et dans une perspective moins financiarisée que leurs homologues privés et cotés. Les choix stratégiques des coopératives sont donc déterminants à la fois pour la qualité de notre alimentation comme pour les sujets relatifs à la durabilité et à la souveraineté alimentaire.
À la différence des autres entreprises, le bon fonctionnement des coopératives repose sur un pilier essentiel, qui conditionne leur développement et leur gouvernance : l’engagement réel et effectif de leurs adhérents. Les adhérents ont la particularité d’entretenir une triple relation avec la coopérative : ils sont détenteurs de parts sociales, fournisseurs (ils apportent leurs récoltes afin qu’elles soient vendues ou valorisées) et également clients (ils achètent des produits et services à la coopérative). Du fait de cette triple fonction, l’engagement des adhérents est crucial pour que la coopérative, par le biais de sa gouvernance, soit en mesure de concevoir et de mettre en œuvre une stratégie pertinente, porteuse de sens et qui bénéficie également aux membres de l’organisation.
Or, depuis plusieurs années, des chercheurs, des observateurs mais aussi les représentants des coopératives elles-mêmes tirent la sonnette d’alarme : les adhérents sont de moins en moins engagés, désertent parfois les réunions et participent très peu aux élections jusqu’à devenir parfois des passagers « fantômes ».
Des coopérateurs de moins en moins engagés
Selon les derniers chiffres de l’Observatoire de la gouvernance des coopératives agricoles, 75 % des coopératives interrogées (764 coops soit 83 % du chiffre d’affaires du secteur coopératif), identifient un risque important lié à l’engagement des adhérents. Cela se traduit notamment par une faible participation aux instances essentielles de la coopérative (assemblée générale et/ou de section). Le taux de participation chute en dessous de 25 % des membres dès le seuil de 75 millions de chiffre d’affaires franchi.
Cette même inquiétude était partagée dans le rapport de la récente mission parlementaire portant sur « le secteur coopératif dans le domaine agricole ». Ainsi peut-on y lire :
« La faible participation en assemblée générale, parfois réduite en moyenne à 20 % pour les grandes coopératives, traduit une certaine distension du lien entre les associés coopérateurs et les coopératives, en particulier dans les plus grandes d’entre elles ».
La faible représentation des adhérents pose évidemment un problème politique majeur dans des organisations démocratiques, chaque adhérent n’ayant qu’une voix, quel que soit le nombre de parts sociales détenues. En effet, comment justifier et rendre légitime des décisions s’appliquant à l’ensemble des adhérents quand seule une petite minorité est présente à l’heure des décisions ? Cela renvoie à une forme de « tyrannie » de la minorité et interroge les fondements mêmes de la coopérative.
Face à ce constat inquiétant, comment relever le défi de l’engagement des adhérents ? La recherche en sciences sociales s’est penchée de longue date sur le sujet. L’engagement revêt trois dimensions majeures : une dimension affective (attachement émotionnel et sentiment d’appartenance) ; un engagement normatif (je me dois de rester dans l’organisation) ; et une dimension de continuité (je n’ai pas d’autres choix que de rester ou si je souhaite partir cela m’est relativement coûteux).
La situation idéale est évidemment constituée par un alignement de ces trois dimensions. En revanche, si une des dimensions est manquante ou pénalisée, c’est l’engagement global des individus qui peut être significativement affecté.
Le risque d’un cercle vicieux
Au terme d’un travail de terrain, notre recherche récente nous a permis de dégager une typologie des adhérents de coopératives. Le désengagement se manifeste de diverses façons. Au-delà des adhérents les plus désengagés (les « absents »), deux cas de figure intermédiaires relèvent de formes intermédiaires et pernicieuses du désengagement.
Nous avons observé des adhérents faisant plus ou moins acte de présence mais qui ne s’investissent jamais dans leur structure ou ne participent pas à l’effort collectif, ce sont en quelque sorte des présents « passifs » et très peu moteurs (les adhérents « passifs »).
À l’inverse, nous avons observé des adhérents investis sur le terrain ou auprès de leurs collègues mais peu présents dans les instances ou ne souhaitant pas exercer de fonction ou de mandat (les adhérents « discrets »).
Or, il est absolument vital que les coopératives puissent s’appuyer sur des adhérents qui s’investissent, consacrent du temps et de l’énergie à leur coopérative et qui participent en même temps aux assemblées afin de légitimer la prise de décision qui en découle. À défaut, c’est bien un véritable cercle vicieux du désengagement qui est susceptible de se mettre en place.
En effet, les adhérents risquent d’être insatisfaits et d’être encore moins représentés, ce qui les conduit à ne plus croire au système politique de la coopérative et les incite à se désengager davantage au point de devenir des adhérents fantômes. Dans ce cas de figure, la coopérative est vidée de sa substance réelle, de sa nature coopérative et se retrouve livrée au bon vouloir d’une poignée d’élus ou de dirigeants. Il y a alors un risque fort de dérive « autocratique » ou de personnalisation du pouvoir, à l’opposé des principes coopératifs, qui sont, par essence le collectif et la démocratie.
Quelques pistes de solution
Face à ce constat (qui certes simplifie la diversité des situations), les coopératives, les élus et les adhérents peuvent cependant explorer quelques pistes.
En premier, sur ce qui fonde l’engagement des individus. Les coopératives doivent permettre le développement de la triple dimension de l’engagement : affectif, normatif et continuité. Concrètement, cela passe par la fierté et le sentiment d’appartenance. Ce qui suppose que les adhérents se sentent bien « traités » (notion de justice) et qu’ils se projettent avec fierté dans les projets portés et développés par leur coopérative.
À cette condition, ils seront en mesure d’avoir un engagement normatif et de s’inscrire dans une relation de continuité voulue et non subie avec leur coopérative. Au-delà du contrat liant juridiquement l’adhérent à sa coopérative, un « contrat psychologique », qui comprend les attentes non formalisées, se superpose et peut éventuellement évoluer en devenant de nature plus transactionnelle alors qu’il est idéalement de nature relationnelle.
Mais tout ne repose pas uniquement sur l’animation de la vie coopérative. Dès l’accueil des nouveaux adhérents comme à certains moments clés de l’année, il peut être utile de rappeler ce que « participer » veut réellement dire. On a la chance de pouvoir s’appuyer sur les travaux de la philosophe Joëlle Zask qui a clarifié ce concept de participation : il s’agit de prendre part (participer à une aventure collective et être associé à un destin commun) ; d’apporter une part (apporter sa contribution qui permet au collectif d’exister) et enfin de bénéficier d’une part (sa participation est reconnue).
Ces quelques pistes brièvement esquissées constituent des pistes permettant d’avancer vers une véritable stratégie construite et pertinente pour faire « garantir » un contexte favorable à l’engagement réel, durable et contributif des adhérents à leur(s) coopérative(s). Car il en va au fond de la « survie » effective d’un modèle qui pèse 40 % du système agroalimentaire français et la moitié de l’agriculture mondiale.