L’organisation de la Coupe du monde au Qatar a soulevé de nombreuses controverses, des droits de l’homme aux droits environnementaux, en passant par des questions moins exigeantes mais toujours importantes, à l’image de l’interdiction de la consommation d’alcool aux abords des stades décrétée le 18 novembre dernier, à deux jours de l’ouverture de la compétition.
Dans cette édition pas comme les autres du Mondial de football, qui prendra fin le 18 décembre, les supporters se sont également distingués, notamment au travers un phénomène bien particulier qui a retenu l’attention de plusieurs médias internationaux : celui des « faux fans ».
À première lecture, il semblerait que certaines personnes, notamment d’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient, aient été invitées à prêter main-forte à l’animation de l’événement sportif (ce que le Qatar dément). Le phénomène est d’autant plus curieux que ces personnes ont affiché un soutien particulièrement marqué à des équipes européennes et sud-américaines comme la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Argentine ou encore le Brésil.
À la veille des demi-finales, il se pourrait d’ailleurs que nombreux supporters affluent autour des stades habillés aux couleurs argentines, croates, marocaines ou françaises bien qu’ils n’aient aucun rapport avec le pays en question – si ce n’est leur attrait personnel pour l’équipe de football.
Au-delà des polémiques sur la sincérité de leur soutien, la participation de ces supporters s’avère intéressante pour mieux comprendre l’imbrication du football, de la consommation et de l’identité dans un monde globalisé. Pour comprendre cette intrigue, qui peut également faire, quand leurs équipes ne sont plus dans le jeu (comme c’est le cas des Italiens dans cette édition), d’un Français ou d’un Allemand un supporter du Brésil ou de l’Argentine où il n’est jamais allé (et réciproquement), trois clés de lecture sont nécessaires.
Une question d’identité
Les fans sont des consommateurs qui présentent un engagement émotionnel intense envers leurs équipes préférées. Cette implication passionnée n’est pas innée, elle s’articule dans le vécu émotionnel. Elle s’exprime par un travail affectif par lequel les fans partagent et diffusent leur passion pour l’équipe qu’ils soutiennent.
Souvent, plus que pour l’équipe, les fans ont un lien particulier avec un joueur qu’ils érigent en idole. L’identification au joueur pousse alors les supporters à s’identifier à l’équipe nationale de ce dernier. Au Qatar, par exemple, des fans indiens déclarent soutenir l’Angleterre parce qu’ils sont, avant tout, des fans de David Beckham (qui ne joue plus en sélection depuis des années…).
Plus généralement, les fans peuvent utiliser la popularité de telle ou telle équipe nationale, de tel joueur célèbre ou même de la popularité de l’événement de la Coupe du monde lui-même au profit de leur identité. Par exemple, les fans peuvent exploiter la visibilité de l’événement sur les réseaux sociaux pour gagner eux aussi en visibilité, à travers les mots-clés et les republications.
Ainsi, la participation à la Coupe du monde ou le soutien à une équipe étrangère traditionnellement gagnante permet aux fans d’offrir au public au sens large une meilleure image d’eux-mêmes.
Une question d’appropriation
Les consommateurs deviennent fans lorsqu’ils « s’approprient » leur équipe préférée, par exemple en prenant des photos avec le maillot ou les gadgets de l’équipe et en les postant sur les réseaux sociaux.
En général, l’appropriation est l’acte de prendre quelque chose pour son propre usage. En anthropologie culturelle, par exemple, l’appropriation évoque la façon dont certains groupes sociaux s’emparent souvent d’objets et d’expressions appartenant à l’origine à une autre culture.
C’est ce qui se passe au Qatar, où des groupes de supporters du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud-Est se sont approprié les objets de consommation liés aux équipes nationales européennes et sud-américaines qu’ils soutiennent.
D’un point de vue marketing, nous avions identifié dans nos travaux l’appropriation comme l’un des trois moments clés de l’expérience du consommateur, avec l’acquisition et l’appréciation.
Cependant, là où les consommateurs se limitent, pour un bien classique, à l’acquisition, qui fait référence à la production, à la livraison et à l’accès au produit ; et à l’appréciation qui concerne le plaisir et les significations tirés de la consommation ; les fans vont au-delà en s’appropriant les biens au travers de pratiques culturelles une fois qu’ils les ont acquis et appréciés.
Une question de reconnaissance
Vues de l’extérieur, les communautés de fans (également appelées « fandoms ») apparaissent comme un tout cohérent. En réalité, comme nous l’avons montré dans nos recherches, elles ont cependant tendance à s’organiser autour de hiérarchies sociales basées sur les compétences, les connaissances et la passion des fans pour leur équipe culte.
Cette articulation interne a deux implications principales. Tout d’abord, cela trace une frontière claire entre « nous » et les autres « autres », là où les autres sont précisément les non-fans, c’est-à-dire, toutes les personnes étranges au monde des fans. Deuxièmement, il produit des sous-groupes au sein du fandom lui-même. Ces sous-groupes sont en compétition entre eux pour être reconnu comme les plus légitimes de la culture fandom.
Par exemple, certains groupes de hooligans ont tendance à se définir comme des « hardcore » fans et à cataloguer les autres sous-groupes de « softcore » ou de « faux fans ».
Ces derniers sont donc le produit d’un combat de légitimité, dans lequel la passion des fans est un élément déterminant dans la construction de leur identité.
Au-delà des nations
D’un point de vue socioculturel, le phénomène des faux fans semble révéler une contradiction existante dans le monde du football. D’une part, l’organisation de la Coupe du monde est encore vue comme un terrain de compétition entre nations et nationalismes. En d’autres termes, le match agit comme un simulacre d’un conflit dans lequel la violence entre nations (pensez aux guerres menées par des armées nationales) est remplacée par une rencontre sportive.
D’autre part, la Coupe du monde semble dépasser la question nationale, se transformant en un outil de participation et d’adhésion de personnes culturellement éloignées du monde du football mais qui souhaitent faire partie d’un événement à résonance planétaire.
C’est ici que le phénomène des « faux fans », et plus généralement des mouvements de fans mondiaux, semble s’inscrire. La FIFA a bien compris l’importance des supporters pour le développement de ses événements. Désormais, les tensions existantes entre l’identité nationale et personnelle des fans devraient donc peser davantage sur les évolutions du football.