Après le tourisme, la culture est le secteur le plus touché par la crise due à la pandémie en 2020, particulièrement dans les économies libérales comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne.
La France, dotée de la politique culturelle la plus subventionnée du monde et malgré l’annonce en septembre d’un plan de relance de 2 milliards d’euros cependant jugé insuffisant, a opéré en cette fin d’année des choix de gestion de la crise absurdes pour la culture, en privilégiant les autres secteurs économiques.
Le secteur est ainsi tombé dans un désarroi profond, tant sur le plan économique que symbolique, destructeur, et ne peut plus remplir sa fonction. Décryptage de cette débâcle inquiétante dans le pays de l’exception culturelle.
La culture, grande oubliée du gouvernement
Première étape de cette débâcle : pendant le premier confinement, de mars à mai, le secteur culture est oublié dans les discours des officiels français pendant que l’action de Netflix flambe à Wall Street et que la plate-forme de jeux vidéos Steam dépasse les 20 millions de joueurs connectés simultanément, en raison de l’augmentation spectaculaire de leur trafic.
L’offre culturelle physique, qui repose sur une expérience réelle, a dû baisser le rideau : musées, monuments, bibliothèques, théâtres, salles de concert, de cinéma, libraires, festivals, tournages… Amertume des acteurs du secteur qu’un plan de relance en mai apaise relativement.
Deuxième étape : fin octobre, au début du deuxième confinement, tout en annonçant de nouvelles aides, l’exécutif opère une distinction entres produits qu’il décrète comme essentiels ou non sur la base d’une logique qui se révèle problématique et illisible.
Les activités du secteur culturel sont désignées comme non prioritaires, voire futiles. La fermeture des librairies en novembre fait scandale et heurte tout le secteur.
Troisième étape : contre toute attente, et alors que les acteurs se sont préparés à rouvrir avec protocoles sanitaires renforcés, l’ensemble des lieux culturels restent fermés pour les fêtes.
Le secteur culturel, sinistré et incrédule
C’en est trop, alors que les entreprises, les transports et les commerces sont des lieux de brassage de population exposant au virus.
Révolte du secteur qui se sent méprisé et manifeste par de nombreux plaidoyers depuis cette annonce du 10 décembre, déjà lancés pendant le premier confinement.
Le spectacle vivant conteste la fermeture de ses salles devant le Conseil d’État.
Le président de la métropole de Lyon veut rouvrir ses musées. L’opposition au gouvernement soutient ce mouvement d’ampleur. D’anciens ministres de la Culture s’expriment.
Les publics sont désorientés. Une manifestation est organisée le 15 décembre à la Bastille et ailleurs en France. Roselyne Bachelot, l’actuelle ministre de la Culture qui s’est battue pour défendre le secteur n’est plus audible, « mieux vaut être défendu par le ministre de l’Économie », assène Nathanaël Karmitz.
Plusieurs arguments sont avancés : sanitaire, économique, symbolique. Les théâtres, cinémas, musées, bibliothèques sont sans doute les lieux publics les plus sûrs avec des protocoles sanitaires rodés pendant l’été et probants, d’où leur incompréhension.
En juillet 2020, le Département Études du Ministère de la Culture annonce une chute de l’activité allant de 36 % pour les musées à 72 % pour le spectacle vivant, et sans doute bien plus aujourd’hui.
Malgré le fort niveau de soutien public au secteur, qui vaut à la France d’être cette exception culturelle, les déficits budgétaires sont importants et les acteurs les plus fragiles souffrent fortement : nombreuses petites entreprises indépendantes menacées de faillite, fermetures de galeries, théâtres, compagnies, collectifs, cinémas, festivals, fin d’intermittence faute de contrats, artistes et travailleurs précaires, étudiants d’école d’art déprimés.
De plus, la communication à vue et sans concertation du gouvernement avec cette clause de revoyure du 7 janvier gêne fortement la planification stratégique des lieux culturels.
Enfin, l’argument sociétal et symbolique est sans doute le plus fort.
Si « La culture c’est la France », alors où est la culture pendant cette crise ?
Ses vertus économiques (2,3 % du PIB sans compter son fort impact indirect sur les autres industries créatives comme le tourisme et le luxe), mais aussi ses bienfaits sociaux, anthropologiques, psychologiques, philosophiques se trouvent étrangement niés.
Une vision réductionniste de la consommation
La perspective gouvernementale d’une dichotomie biens essentiels/non essentiels révèle une déconnexion forte avec les facteurs clés de succès économiques et conceptualisations des « sociétés de consommation » post-modernes.
Le constat est troublant pour un exécutif qui a joué de sa jeunesse de la « start-up nation » pour signifier son acculturation aux codes libéraux indissociables du fait marchand.
L’ouvrage désormais classique de Baudrillard sur La société de consommation a pourtant alerté depuis longtemps sur le réductionnisme d’une lecture purement économique des biens de consommation.
Le tournant interprétatif à l’échelle internationale en comportement du consommateur, et sa suite la Consumer Culture Theory décryptent depuis des décennies la consommation comme le miroir de la vie quotidienne. « Consommer, c’est exister socialement » écrivait Baudrillard.
Et un internaute de noter avec humour que « de toute façon, le déconfinement est une fête commerciale ». Notons au passage que si les musées restent fermés jusqu’à nouvel ordre, bon nombre de boutiques de musées, elles sont autorisées à ouvrir…
Derrière la consommation, c’est la construction identitaire des individus qui se joue, son appartenance sociale et bien des valeurs existentielles, critiques et ludiques selon la perspective de Floch, par-delà la logique économique transactionnelle ou fonctionnelle.
Baudrillard insiste ainsi sur la « consommation signe », c’est-à-dire un système d’interprétations complexes qui la sous-tendent. Autrement dit, la consommation et la culture sont liées. Le consommateur est aussi culturel. La culture est aussi objet de consommation.
Le premier confinement a vu la consécration de consommation de denrées de base pour une alimentation plaisir « faite maison » mais également de la « home culture », profitant principalement aux produits numériques des industries culturelles américaines, dites globales.
La concurrence était déjà violente entre l’offre physique et l’offre numérique de culture, même si les deux modes d’accès à la culture sont souvent complémentaires. La gestion de crise met l’offre physique K.O, même avec une diffusion en ligne, mais principalement gratuite.
A l’inverse, les grandes plates-formes des industries de contenu proposant une offre virtuelle payante ont profité de la crise pour développer leur position sur le marché : Disney+, Netflix, Amazon, Apple TV, Ubisoft, Google Art… Même si des plates-formes indépendantes ont aussi émergé. Des modes de consommation de la culture se sont renforcés, comme le streaming, grand gagnant de la crise.
Au lieu d’en tirer des conséquences, le gouvernement continue d’appliquer une lecture surannée de la hiérarchie des besoins de la pyramide de Maslow dont on sait l’insuffisance, critique jugée recevable par l’auteur, qui y a ajouté le besoin de transcendance ou d’esthétique.
Fermer les lieux de culture aussi longtemps revient pour le gouvernement à juger non essentielle une transcendance par l’esthétique ou à la limiter aux formes les plus commerciales de la pop culture, même si les acteurs de la culture à but non lucratif tentent de s’adapter par la diffusion de leurs contenus en ligne, mais sans business model ad hoc.
Le gouvernement est parfaitement déconnecté à la fois de la manière dont les citoyens naviguent dans des sociétés dites de consommation esthétisées et de la façon dont les offres sont également conçues, dans des design post-moderne et phénoménologiques.
La consommation dans sa complexité est elle-même devenue un facteur culturel et les acteurs de la culture sont indissociables du système marchand où ils offrent une forme de réflexion existentielle introuvable ailleurs.
L’ampleur de la révolte se mesure à l’aune de cet angle mort du gouvernement, ratant cette économie de la beauté ou capitalisme esthétique.
Une piètre exception culturelle
Si le secteur culturel, en France, reste le plus soutenu du monde financièrement par l’État, y compris au cœur de cette crise, la crise de sens induite actuellement a amené plusieurs acteurs du secteur à parler d’inversion de l’exception culturelle.
Dévaloriser la culture au nom de la santé publique et de l’économie est absurde alors même qu’elle est imbriquée dans les deux domaines.
Ce binarisme mal inspiré entre biens essentiels et non essentiels comme levier de gestion de crise cristallise des dichotomies problématiques : fonctionnalisme versus existentialisme, au travers de la consommation qui fait apparaître la culture comme futile et dangereuse et nie sa forte valeur sociale et économique ; dichotomie du corps et de l’esprit dans une vision de la santé qui ne reconnaît pas l’acception du bien-être défini par l’OMS et le rôle joué par la culture pour contenir des conséquences psychologiques majeures.
Et surtout, quid de l’identité et de la réputation culturelle de la France comme un marqueur d’universalité, de ciment républicain et d’excellence ?
D’autres gouvernements éclairés ont fait d’autres choix en Europe.
L’indignation de nombreux citoyens face à cette débâcle, y compris ceux qui ne fréquentent pas les musées, les salles de spectacle, de concert ou de cinéma, montre combien la culture est essentielle pour exister ensemble en France.