Cet article a été co-écrit avec Philippe Ravanas, Professeur Agrégé et Titulaire Emérite de la Chaire de Gestion des Arts du Columbia College de Chicago. Professeur Invité de l'Académie Centrale d'Art Dramatique de Pékin, d'HEC Montréal et de Kedge Business School., Columbia College Chicago
Le secteur culturel américain sort exsangue de deux désastres : la politique de Donald Trump et la pandémie. L’élection de Joe Biden suscite un grand espoir, mais la route est encore longue pour sortir de cette crise sans précédent.
Donald Trump, sa famille, son entourage et son administration ont représenté et revendiqué une forme aiguë d’anti-intellectualisme, ce mal typiquement américain identifié comme « un ressentiment envers la vie de l’esprit et ceux qui en sont considérés comme ses représentants, et une disposition à minimiser constamment la valeur de cette activité » par le grand historien Richard Hofstadter.
Dans un livre fondateur, couronné par le Prix Pulizer en 1964, Hofstadter trouve en partie les racines de ce mal dans le protestantisme évangélique américain qui privilégie l’esprit et l’émotion à la rigueur intellectuelle.
La fin du cauchemar de l’anti-intellectualisme
Par calcul politique et inclinaison personnelle, le président sortant a revendiqué haut et fort son désintérêt total voire son hostilité pour la chose culturelle, dont les tenants et acteurs sont systématiquement jugés beaucoup trop à gauche par la droite républicaine.
Trump avait même fait de l’arrêt de tout financement fédéral de la culture une promesse de campagne.
Ce rejet est nourri par une intolérance réciproque : il est devenu professionnellement suicidaire pour tout membre de la sphère culturelle et médiatique de se présenter comme soutien de l’ancien président. L’acteur Antonio Sabato, Jr. a déclaré récemment que ce soutien avait effectivement détruit sa carrière : « J’ai été mis sur la liste noire.
Tous mes représentants m’ont quitté, des agents aux managers. J’ai littéralement dû déménager, trouver un nouvel emploi pour survivre et m’occuper de mes enfants. C’est terrible. C’est époustouflant.
C’est une honte. C’est difficile, car si vous êtes dans cet environnement à Hollywood et que vous avez quelque chose à dire qu’ils n’aiment pas, ils vont vous le faire savoir. » Le placard politique est maintenant une nécessité pour beaucoup dans une industrie qui est parmi les plus à gauche du pays.
Affirmer que la communauté artistique américaine est soulagée par le départ de Trump est un euphémisme. « Notre long cauchemar national s’achève » déclare l’artiste peintre Deborah Kass. « L’élection a été un triomphe pour notre pays et pour la démocratie », ajoute Robert Lynch, président du groupe de pression American for the Arts.
De fait, la mobilisation des communautés artistiques pour élire Joseph Biden Jr. et Kamala Harris a été sans précèdent. Durant sa campagne, ils ont ainsi reçu le soutien d’une multitude de célébrités : Bruce Springsteen, Brad Pitt, Taylor Swift, John Legend, George Clooney, Lady Gaga, Tom Hanks, Billie Eillish, Jennifer Hudson, Dwayne Johnson et bien d’autres encore.
Que signifie, pour le secteur, « en ce moment périlleux, d’avoir quelqu’un dans le Bureau ovale qui considère la culture comme essentielle […] La réponse est courte :potentiellement tout. ». Dans la tradition démocrate, de Kennedy à Obama, les attentes de célébration de la puissance symbolique de l’art sont à leur comble en ce début du mandat de Biden.
Un secteur culturel dévasté par la pandémie
Mais « la réalité modère le soulagement » comme le déclare l’artiste William Powhida. « La tâche qui attend cette administration est immense : pandémie, racisme et changement climatique dans un pays profondément divisé. »
Le secteur culturel a été dévasté par la situation sanitaire. Dès les premiers mois de la pandémie, le taux de chômage parmi les artistes a dépassé 60 %.
Les créateurs sont confrontés à des taux de chômage bien supérieurs à la moyenne nationale – plus de 52 % des acteurs et 55 % des danseurs étaient sans travail au troisième trimestre de l’année, à un moment où le taux de chômage national était de 8,5 %.
En Californie, les domaines des arts et du divertissement ont même généré un pourcentage plus élevé de demandes de chômage que le secteur de l’hôtellerie.
Plusieurs centaines de salles de musique indépendantes ont déjà fait faillite ; nombre de galeries d’art et de compagnies de danse ont elles aussi définitivement fermé leurs portes.
Et la crise n’affecte pas que les artistes. Les industries culturelles américaines emploient 5,1 millions de personnes, et 95 % d’entre elles ont déclaré une perte significative de revenu.
Un désastre pour un secteur économique qui représente plus de 4,5 % du produit intérieur brut du pays, selon le Bureau of Economic Analysis des États-Unis.
Dans cette phase d’intense crise économique, le secteur craint de passer encore pour la cinquième roue du carrosse.
Les organisations telles qu’American for the Arts se mobilisent pour que les arts soient inclus dans le plan de relance de près de deux trillions de dollars que la nouvelle administration entend bientôt présenter au Congrès américain (Chambre des Représentants et Sénat). Mais la majorité démocrate y sera très courte, et l’opposition républicaine probablement féroce.
On reparle de la création d’un ministère de la culture, sans vraiment trop y croire ou même le souhaiter : « Dans les pays en déclin démocratique – catégorie dans laquelle, après le siège du Capitole, je lutte pour ne pas inclure les États-Unis – les ministères de la Culture sont récemment devenus des instruments de colère politique » constate Jason Farago, critique artistique du New York Times. « En Pologne, régie par le parti de droite Droit et justice, le ministre de la Culture a licencié ou refusé de renommer de nombreux directeurs de musée ; l’année dernière, il a nommé un compagnon de voyage d’extrême droite à la tête du principal centre d’art contemporain de Varsovie.
Le gouvernement hongrois a utilisé ses règles de financement pour contrôler ce qui apparaît sur les scènes de théâtre ; au Brésil, le dernier ministre de la Culture a repris la rhétorique de Joseph Goebbels.
Un ministère de la Culture, sous une future présidence américaine, pourrait être aussi antagoniste à la culture que l’Agence de protection de l’environnement de l’administration sortante l’a été pour la protection de l’environnement ».
L’espoir Biden
Tout au long de sa campagne, le nouveau président a vanté le New Deal de Franklin D. Roosevelt comme modèle de renouveau américain.
Pour que l’administration fasse preuve de cette sorte de résolution rooseveltienne – et, avec le contrôle du Sénat, elle peut se le permettre – elle va devoir soutenir financièrement des millions d’Américains et parmi eux des artistes, des musiciens et des acteurs. « Bon sang, ils doivent manger comme les autres », déclara Harry Hopkins, Ministre du Commerce du gouvernement Roosevelt, quand un fonctionnaire lui demanda si les artistes méritaient un soutien fédéral.
La pression s’accentue sur l’administration Biden pour qu’elle agisse rapidement afin de soulager le secteur artistique en difficulté, notamment en rouvrant les lieux culturels fermés, en assurant la santé de la National Endowment for the Arts et par diverses mesures de soutien. « Nous avons besoin d’aide maintenant », demande par exemple le dramaturge Jeremy O. Harris (auteur de Slave Play) avec un programme national sur le modèle du projet de théâtre fédéral de l’époque du New Deal.
Joe Biden n’a pas une réputation d’esthète, mais il a toujours compris l’intérêt économique, social et politique du secteur artistique.
Bien qu’il n’ait jamais fait de la culture un élément important de ses propositions de loi au sénat, il a souvent voté en faveur du soutien et du financement du secteur.
Vice-président pendant la crise économique de 2008, il a fait débloquer une enveloppe de 50 millions de dollars pour soutenir le secteur artistique, contre l’avis du Sénat. Dans un récent entretien, Biden a déclaré : « les arts sont le futur de ce que nous sommes.
ls sont le reflet de notre âme ». Bien qu’il soit trop tôt pour définir précisément quelle sera la relation de cette nouvelle administration avec le secteur culturel, elle ne peut être que meilleure que celle entretenue par l’administration sortante.
Amanda Gorman, la jeune poétesse afro-américaine qui fut la révélation des cérémonies d’investiture de la nouvelle administration, est peut-être le plus beau symbole de cette fin des hostilités entre pouvoir et culture. À peine 22 ans et déjà lauréate du concours national du jeune auteur de poésie en 2017, elle est devenue la plus jeune poète à écrire et à réciter une de ses œuvres lors d’une investiture présidentielle, suivant les traces plus expérimentées de Maya Angelou et Robert Frost. Et ses mots de renouer avec l’éternel optimisme américain :
« D’une manière ou d’une autre,
nous avons résisté et vu
une nation qui n’est pas brisée,
mais simplement inachevée.
Nous les successeurs d’un pays et d’un temps
où une frêle fille noire,
descendante d’esclaves
et élevée par une mère célibataire,
peut rêver de devenir présidente. »
Cet article est à retrouver sur The Conversation