« Qui a gagné ? », se demandait Patrick Champagne à la fin des années 80 à propos des débats télévisés. C’est souvent la manière dont le milieu journalistique et sondagier pose la question au sortir d’un débat politique. Avide d’évaluer la prestation médiatique d’un candidat, il est classique, dans la foulée, de distribuer, ici ou là, des bons ou des mauvais points. Les téléspectateurs dans leur salon, les commentateurs dans les back-offices des rédactions. L’essentiel semble résider dans cette mise en course des candidats. Une mise en course validée par les profanes mais surtout par les initiés.
Le « in » et le « off »
Parlons d’abord des téléspectateurs, ces profanes qui ont regardé ce débat, le passant, en live, au filtre de leurs préférences politiques, de leurs a priori, de leurs caractéristiques sociologiques, (voir Lazarsfeld).
Une partie qui est aujourd’hui sacrément concurrencée par le « off », celui du commentaire en direct via le web, les tweets et les hashtags.
Autant dire que le téléspectateur d’aujourd’hui ne reçoit presque plus d’information brute, n’est presque plus en connexion directe avec l’émission, il la regarde de façon parcellaire, morcelée et la suit sur des écrans multiples, il aura déjà l’avis de tel ou tel influenceur sur les réseaux, il saura déjà ce que pense la majorité des tweetos et qu’elle est la tendance. L’information brute a disparu, au profit d’un décryptage en live. Le « off » a vaincu le « in ».
Le candidat doit, dès lors, mener deux combats de front, l’un en direct et l’autre en sous-main avec ses équipes qui doivent occuper l’espace, citer leur candidat, fournir quelques images ou vidéo rapides, bref dominer ce lieu mouvant du web, via le # du moment, c’est-à-dire pour le cas qui nous occupe : #ledébat #ledebatTF1 #legranddébat. En deux mots, influencer.
Dans ce « off » il y a aussi la googlisation des candidats, la fouille de leur CV, de leur passé, la vérification des faits. À ce jeu de pistes, les candidats peu connus sont plutôt gagnants, contrairement à ceux installés et sans surprise. Ainsi nous apprenons – via Google Trends – qu’Emmanuel Macron a été le plus googlisé, tout de même suivi par Jean-Luc Mélenchon mais aussi Benoît Hamon que le grand public a vraiment découvert lors des primaires.
Dès lors, l’émission se joue presque plus sur ce « off » que sur le « in », défi compliqué pour les candidats qui doivent penser ces deux dimensions en même temps.
Les entrepreneurs de morale
Mais, dès la fin du débat, la sphère autorisée des initiés, des invités des télévisions radios et autres magazines interviennent et donnent le la. L’univers politico-médiatico-sondagier se met en marche. Ces éditorialistes dépiautent pour nous le débat, l’ont digéré en un temps record, l’ont dégagé de sa complexité. Et le téléspectateur redevenu passif se fait bercer par les conclusions des « experts ». Ces sortes d’entrepreneurs de morale qui vont dire comment penser « juste et bien » (voir H. Becker).
Au final, c’est par eux que les candidats semblent devoir être adoubés, par ceux qui sont les élus des chaînes d’info, ces commentateurs de l’écume du politique qui vont finir par faire l’opinion, accompagnés en cela par des sondages en temps quasi réel.
Cela n’est pas sans poser problème tant ces milieux des commentateurs s’influencent les uns les autres, tant les grandes chaînes d’info ont des impératifs commerciaux, tant dans ce petit monde, l’information circule de façon circulaire comme le disait Pierre Bourdieu. Une information mainstream qui finit par faire l’opinion, une information commerciale qui a besoin de punchline, de buzz, de bons clients.
C’est donc sous forme de jeu que nous recevrons ces analyses, comme un PowerPoint ludique avec schéma à la clef, chiffrage, camemberts colorés. Comme une sorte de gamification du politique, la politique devenue jeu de société sous nos yeux, l’infotainment dans toute sa splendeur.
Esprit 0, émotion 1
Ce lendemain de débat, les idées n’ont pas gagné, le « logos » est chaos, le libéralisme de Fillon est resté en retrait presque silencieux, la République bienveillante de Hamon nous a semblé bien lointaine, et le pathos, l’émotion, la bagarre l’ont emporté au détriment de la construction du politique. Au lendemain des débats, le jeune inconnu Macron qui jouait gros a gagné de même que le tribun Mélenchon, sans oublier la bonne cliente Le Pen qui a voulu croiser le fer. Voilà ce qu’on nous dit de retenir.
Au final, d’une émission formatée à outrance où chacun est supposé avoir le même temps de parole et présenter ses visions en restant dans sa ligne, rien ne reste de cette idée un peu proprette ; au final, l’amusement et les petites phrases sont dans tous les éditos et on lève de façon unanime la main d’un supposé vainqueur.
Pourtant, nous serons passés à côté de l’essentiel, nous n’aurons pas répondu à cette question cruciale que posait Hamon en début de soirée : « Quel peuple voulons-nous être ? » À en croire ce que nous lisons en ce lendemain de débat, nous sommes plus près d’un peuple qui malgré ses souffrances – ou parce que ses souffrances – a très envie de pain, mais encore plus envie de jeux.