On doit à l’anthropologue Constantine Nakassis de l’Université de Chicago le concept de « surfaçon de marque » (brand surfeit). Observant les pratiques sociales développées autour des marques de façon plus ou moins autonomes par les consommateurs qui ont pour effet de créer – ou de détruire – de la valeur pour les marques, il a forgé ce concept à partir de celui plus connu de « contrefaçon de marque » (brand counterfeit) : la reproduction ou l’imitation totale ou partielle d’une marque et de ses manifestations comme le logo, la publicité, les produits, etc. sans l’autorisation de son propriétaire. Selon Constantine Nakassis, les modifications et extensions totales ou partielles apportées à la marque par les consommateurs, notamment sur les réseaux sociaux, ne sont pas des contrefaçons mais des surfaçons. Elles ne visent pas à profiter illégalement de la marque mais à apporter quelque chose à la marque même si cela n’est pas désiré par l’entreprise propriétaire de la marque (lire aussi la chronique : « Comment garder sous contrôle la réputation de sa marque« ).
Les surfaçons de marque peuvent être matérielles ou immatérielles. Une marque comme Lego est soumise aux deux types de surfaçons. Les constructions personnelles faites par des adultes fans de Lego (connus comme AFOLs, Adults Fans of Lego) à partir de pièces de la marque et exposées sur les réseaux sociaux (nommées MOC, My Own Creation) sont des cas de surfaçons matérielles. Les fêtes de la brique (Brickfairs), organisées par les mêmes fans de Lego sans que l’entreprise y participe, sont de beaux exemples de surfaçons immatérielles. La présence d’une communauté de fans de la marque prête à aller au-delà des idées des managers comme celle des AFOLs accroît ainsi fortement la production de surfaçons.
World Nutella Day
Mais la multiplication de surfaçons d’une marque peut être envisagée comme un risque identitaire pour la marque. Car cela génère de la confusion et vient même troubler le positionnement et le sens voulu pour la marque par les marketeurs. Certaines surfaçons peuvent même déboucher sur une perte de valeur pour l’entreprise propriétaire de la marque par un glissement de valeur vers d’autres acteurs. Mais dans certains cas, une surfaçon peut être aussi une opportunité de développer le contenu de marque (brand content) à coût réduit, sinon nul. Une production soutenue de surfaçons provoque un bouche à oreille conséquent pour la marque. Pour couronner le tout, certaines surfaçons sont capables de rivaliser voire de faire pâlir d’envie les créatifs en entreprise. Comme c’est le cas avec le World Nutella Day.
En 2007, une jeune Américaine vivant en Italie, Sara Rosso, décide d’instaurer chaque 5 février une Journée Mondiale du Nutella, pendant laquelle les fans sont invités à partager leurs meilleures recettes à base de pâte à tartiner aux noisettes, et à communier en mangeant des cuillères de Nutella (« We had a Dream. And a Spoon. Nutella Lovers Unite for Just One Day – Nutella Day! »). Immédiatement, Sara Rosso est suivie par de nombreux fans autour du monde qui se mettent à célébrer le Nutella Day le 5 Février. Les restaurateurs et cafés ne sont pas en reste en proposant des menus spéciaux à base de Nutella ce jour-là. Pour soutenir cette journée mondiale, Sara Rosso lance le site NutellaDay.com qui comprend des centaines de liens vers des recettes proposées par des blogueurs partout à travers le monde. Un guide non officiel du Nutella est même édité pour raconter l’histoire de la recette inventée en 1947 par Pietro Ferrero, compiler les meilleures recettes basées sur le produit phare de la société italienne et donner des conseils sur la façon de célébrer la Journée Nutella chez soi (« How to Host a World Nutella Day Party at home »). Le site invite aussi les amoureux de Nutella à partager leurs histoires personnelles en lien avec cette légendaire pâte à tartiner sous la forme de textes, de photos, de vidéos ou même de poèmes. L’idée étant de produire une onde Nutella sur le Net à l’occasion du 5 février, en postant le maximum de choses sur les adresses dédiées au Nutella Day sur Facebook, Instagram, Pinterest, Twitter et Youtube.
Récupération de l’opération
Le succès de cette célébration mondiale va grandissant de 2008 à 2013. Mais le 16 mai 2013, Sara Rosso reçoit une lettre des avocats de Ferrero la mettant en demeure d’arrêter d’utiliser le logo et le nom de la marque Nutella sur son site du Nutella Day, signalant par là même la crainte d’un glissement de valeur. Cette décision provoque une vive émotion chez les fans de Nutella, qui diffusent des centaines de messages de soutien à Sara Rosso sur sa page Facebook et accablent Ferrero en appelant au boycott de ses produits. Le 21 Mai, Ferrero fait machine arrière et renonce à toute poursuite. Mieux, l’entreprise déclare vouloir « exprimer sa sincère reconnaissance à Sara Rosso pour sa passion pour Nutella », se disant « honorée d’avoir des fans si loyaux et dévoués ». « Cette affaire découle d’une procédure de routine qui a été activée à la suite de certains abus de la marque Nutella », tente d’expliquer Ferrero. L’épilogue de cette histoire a lieu courant 2015 quand Sara Rosso annonce qu’elle transfère volontairement le site World Nutella Day à Ferrero car cela devient trop lourd à gérer pour elle. Le 5 Février 2016, le World Nutella Day est organisé par une nouvelle ambassadrice choisie par Ferrero au travers d’un concours annuel intitulé le Chief Nutella Ambassador Contest.
A qui profite la surfaçon?
A l’image de Ferrero, les entreprises comprennent progressivement où se situe leur intérêt : il vaut mieux capter la valeur ainsi créée autour de la marque plutôt que de tenter désespérément d’éviter un glissement de valeur vers un autre acteur. Les craintes des entreprises sont cependant justifiées car une surfaçon ouvre toujours la porte à l’utilisation de la marque par un autre acteur économique (lire aussi la chronique : « Comment les grandes marques peuvent-elles se protéger du bad buzz« ). Dans le cas du World Nutella Day, ce sont l’ensemble des restaurateurs, cafés, bars et même discothèques qui bénéficient d’un trafic de clients supplémentaires grâce à l’attractivité de Nutella, sans payer pour cela un droit d’utilisation. Mais, cela est compensé pour Ferrero par l’approvisionnement en Nutella nécessaire à l’activité de ce jour spécifique (si tant est que ces lieux servent vraiment du Nutella et non une contrefaçon !).
Plus largement, un ensemble de glissements potentiels de valeur existent dès qu’il y a création d’une surfaçon :
- La surfaçon peut profiter directement à la vie de la communauté de marque au sein de laquelle elle a été générée ;
- La surfaçon peut être réappropriée par un autre acteur social pour promouvoir certaines pratiques dans un but non lucratif ;
- La surfaçon peut être une opportunité pour un membre de la communauté de faire des affaires, légalement ou non ;
- La surfaçon peut créer des opportunités pour des entreprises existantes qui vont aller puiser des idées et des produits valorisables sur le marché ;
- La surfaçon peut être captée, retraduite et mise en marché par l’entreprise possédant la marque.
Comment capter la valeur créée ?
Ces surfaçons prouvent que les marques ont une vie sociale (et pas seulement commerciale). Elles peuvent donc intéresser les entreprises si celles-ci sont capables de les reconnaître, d’en accepter la légitimité et de les valoriser sur le marché. Les compétences de certains consommateurs mobilisées pour modifier ou améliorer l’offre des marques, et parvenir ainsi à une création originale, sont d’ailleurs une source de valeur potentielle pour les entreprises prêtes à accepter ces nouvelles règles du jeu.
En général, les entreprises n’utilisent pas le terme anthropologiquement marqué de surfaçon de marque dans leurs approches visant à récupérer ces productions émanant des consommateurs. Pour tout ce qui est matériel, elles emploient le vocable « consumer made » (fait par un consommateur) et pour ce qui est immatériel, elles se concentrent sur ce qui apporte du contenu en ligne à la marque, soit du « consumer generated brand content » (CGBC). Le consumer made s’apparente à une stratégie d’outsourcing d’idées, tandis que le CGBC s’appuie sur l’ensemble des contenus produits par les consommateurs et qui racontent les expériences vécues avec la marque.
Peu d’entreprises sont cependant assez flexibles pour être ouvertes à toutes les surfaçons des consommateurs qui souvent sont dérangeantes par rapport à la mission, la vision et/ou la stratégie de marque. Dans tous les cas, l’entreprise ne doit être ni intrusive ni déshumanisée. Il y a donc un juste équilibre à trouver. Certes sa présence au sein des communautés de consommateurs requiert des efforts d’investissement en temps et en énergie mais cela en vaut la peine car ce qui plaît beaucoup aux passionnés d’une marque, c’est de pouvoir tirer le rideau qui les sépare de l’entreprise qui gère la marque qu’ils aiment et de discuter directement avec ses membres. Ces derniers se doivent de dialoguer avec eux et d’échanger régulièrement du contenu. C’est bien ce qu’ont fait les marketeurs de Ferrero avec Sara Rosso après le raté juridique de mai 2013, ce qui a permis à l’entreprise de récupérer en douceur la Journée Mondiale du Nutella, deux ans plus tard.