La visite du président Macron au salon de l’agriculture 2024, tout comme celle d’autres personnalités politiques, a été relativement houleuse. Plusieurs débordements ont été signalés avant qu’il ne puisse visiter les hangars de la Porte de Versailles dans un climat tendu et en étant régulièrement pris à partie.
C’est dans ce contexte qu’est intervenue la déclaration surprise de la volonté du gouvernement et du président d’aller vers la mise en place de prix planchers dans le secteur agricole. Les contours du dispositif sont encore flous : il s’agirait, à gros traits, de faire en sorte que les distributeurs ne puissent pas acheter aux producteurs les fruits de leur récolte ou de leur élevage en-deçà d’un certain prix. En théorie, la loi Égalim garantit aujourd’hui des prix qui ne peuvent descendre en dessous des coûts de production.
Le premier ministre, fin janvier 2024, en plein crise agricole, avait esquissé la mise en place d’une « exception agricole, qui permettrait aux productions agricoles nationales de bénéficier de mesures de sauvegarde ou de protection (à l’image de ce qui fût fait pour le cinéma au travers de l’exception culturelle). Celle-ci est réclamée depuis longtemps par les syndicats, au motif que l’agriculture n’est « pas une activité économique comme les autres ». S’agit-il de couper l’herbe sous le pied au Rassemblement national qui depuis plusieurs années milite pour ce type de mécanismes ?
À quelques mois des élections européennes, chaque thématique semble être l’objet d’un bras de fer entre la majorité présidentielle et le Rassemblement national. L’agriculture n’y échappe pas. Certains médias affirment d’ailleurs qu’il y aurait une affinité entre certains syndicats et le programme défendu par Jordan Bardella.
Ce qui paraît certain est que la mise en place de cette idée de prix planchers ne va pas de soi. Elle paraît même largement discutable, tant au regard de la théorie économique que des réalités de terrain. Des alternatives semblent sans doute préférables.
Pas de cavaliers seuls ?
Premier point qui peut conduire à remettre cette idée en question : les prix planchers ne semblent pas avoir de sens au sein d’un marché commun européen. L’Europe a abandonné depuis les années 2000 la politique de quotas et a cessé de vouloir piloter les volumes produits et indirectement les prix. Cela a presque automatiquement généré une élévation de la concurrence intra-européenne et mondiale, qui s’est traduite par de fréquentes crises de surproduction.
Chaque acteur et chaque pays n’ont en effet aucun intérêt propre à se limiter pour atteindre un hypothétique équilibre de marché. C’est ce qu’a bien montré la théorie économique des jeux : sur certains marchés peuvent se produire des déséquilibres et des actions non coopératives qui aboutissent à des situations sous-optimales. Ici, des surplus de production amènent une baisse généralisée des prix. À quoi bon instaurer des prix planchers quand chaque pays peut décider de faire « cavalier seul » ?
Une des conditions fortes des prix planchers serait ainsi que les règles du jeu soient exactement les mêmes pour tous. En économie, l’un des principes de base des théories de la concurrence pure et parfaite consiste à avoir des acteurs qui se comportent de la même façon et qui tous ont le même poids. Aucun acteur ne peut déstabiliser seul un marché et donc tout le monde joue à armes égales.
Le défi de l’hétérogénéité
Or, cela ne correspond pas à la réalité des marchés et des filières agricoles. D’une part, il existe des acteurs qui « font » le marché, en pesant plusieurs milliards d’euros. En général les producteurs sont les grands perdants de ces rapports de force.
D’autre part, parce que plusieurs pays n’ont pas intérêt et ne mettront jamais en place les prix planchers à l’échelle européenne et encore moins mondiale. Les pays en mesure de proposer des prix bas se priveraient en effet d’une demande qui leur est acquise. Certains produits agricoles sont des commodités, aux caractéristiques identiques ou très proches, et pour lesquelles le prix devient donc le facteur unique de décision des agents économiques.
L’idée de prix plancher ne serait ainsi pertinente qu’à condition d’avoir des produits agricoles qui se différencient autrement que par le prix. Cela justifierait l’existence d’un prix minimal au regard des caractéristiques supérieures du produit ou de sa qualité essentielle.
Par ailleurs, le concept même de prix plancher repose sur une hypothèse forte et très restrictive : que les couts des différents exploitants agricoles soient assez homogènes, quelle que soit leur zone de production. Or les conditions locales, climatiques ou la simple topographie sont nettement différentes selon la région de production. Dans la filière laitière, les coûts de production varient du simple au double. Dans ce cas, sur quel niveau de coût s’aligner et donc quel niveau de prix plancher ?
Une inspiration américaine ?
La notion de prix plancher soulève d’ailleurs des enjeux juridiques : elle peut conduire plusieurs acteurs à s’entendre de fait sur des prix. Or, les ententes sont interdites du point de vue du droit de la concurrence. Cela incite les principaux acteurs sur le marché, peu nombreux dans la grande distribution, à s’accorder sur des niveaux d’achats et des prix et les conséquences peuvent s’avérer à terme contre-productives. En effet, les distributeurs peuvent être plus incités encore à avoir des prix d’achat quasi identiques, le prix plancher donnant un signal. Dans ce cas, le mécanisme stimulant de la concurrence du côté de la demande qui peut pousser les prix d’achat vers le haut peut se gripper (le producteur vendrait en théorie au plus offrant).
Outre le droit européen, il faudra aussi composer avec les accords de libre-échange qui comportent des allègements, si ce n’est des suppressions, de contraintes douanières ou fiscales. Cela va bien évidemment à l’encontre des velléités protectionnistes ou même de souveraineté nationale. L’idée est de permettre d’échanger des productions agricoles étrangères contre d’autres types de produits comme le fait par exemple l’Allemagne. Dans le cas français, ce sont bien nos productions agricoles qui risquent de pâtir de cette concurrence directe des produits importés.
Dans cette approche fondée sur la théorie des avantages comparatifs, chaque pays essaie de favoriser la performance de ses productions nationales disposant d’avantages relatifs. Tout l’enjeu pour les produits agricoles consiste à introduire des clauses miroirs pour que les pays importés soient soumis aux mêmes règles et contraintes que les produits nationaux, notamment en matière environnementale. Cela induit sinon une distorsion majeure de concurrence. En introduisant des prix planchers qui ne s’appliqueraient qu’aux productions nationales, on risque de rendre encore moins compétitifs sur notre sol nos produits agricoles et on renforcerait l’avantage comparatif du poulet ukrainien ou du sucre brésilien, par exemple.
Plusieurs experts rappellent l’existence d’autres dispositifs qui représentent une alternative plus pertinente. Un des dispositifs les plus aboutis existe dans le pays roi du marché et de la libre concurrence, à savoir les États-Unis. Les Américains ont mis en place depuis plusieurs années, au travers du Farm Bill, différents mécanismes permettant de compléter les prix offerts sur le marché. Des aides sont versées, sauf quand les prix deviennent plus rémunérateurs pour les paysans ou franchissent certains seuils. C’est une façon de « préserver » le revenu des agriculteurs américains, de limiter les effets de la volatilité et d’offrir un peu de prévisibilité et de stabilité. Un juste équilibre, sans doute, pour un secteur qui fait face à venir d’immenses défis, tant techniques et économiques qu’environnementaux.