Les sciences politiques ont, bien sûr, l’habitude de discourir et théoriser sur le sondage. Il est d’abord question de méthodologie, de la formulation des interrogations, de la façon de les administrer, de la marge d’erreur, de tout cet arsenal technique qui a fait dire à certains que « l’opinion publique n’existe pas » (Pierre Bourdieu). Mais bien vite se pose la question de l’impact éventuel des sondages et de leur publication sur le comportement des électeurs. Depuis bien longtemps, l’interrogation suivante – « le sondage fait-il l’élection ? » – surgit à chaque cours dans les amphithéâtres d’études politiques.
Cette élection où le processus des primaires s’est généralisé est troublante : alors même que les partis vantaient la démocratie que représentaient lesdites primaires et surtout la légitimité de celui qui en sortirait vainqueur, ces mêmes organisations partisanes (ou plutôt nombre de ceux qui les peuplent) semblent déjà regretter, pour diverses raisons, les choix faits par les électeurs eux-mêmes. Et, en effet, ces choix ont plutôt favorisé le camp traditionnel à droite (par-delà les affaires judiciaires), et celui en rupture avec le gouvernement à gauche. Un vote aujourd’hui vu comme radical alors qu’il peut paraître simplement logique.
Vainqueur putatif des sondages
Ce vote semble laisser béant un espace au centre, un espace que l’ex-ministre de l’Économie de François Hollande, Emmanuel Macron, semble vouloir et pouvoir combler. Et c’est là que le sondage intervient avec toute sa force et sa puissance. Il cristallise, amplifie, favorise cette logique ; au départ il la mesure modestement, puis il lui donne corps.
C’est là que l’on peut dire que l’effet bandwagon joue à fond pour le jeune candidat, celui qui pousse les électeurs, influencés par la publication des chiffres, à suivre le train en marche, à suivre celui qui est en tête, celui qui a le plus de chance de réussir.
Cet effet d’entraînement joue déjà à fond pour les professionnels de la profession politique : rejoindre le candidat leader des sondages semble devenu un impératif (même si, en cas de retour de Juppé, ils pourraient regretter ce choix…).
Il n’empêche que, dans cette république façon cinquième, on sait combien « the winner takes it all », si tant est que les législatives ne soient pas une bérézina complète à force de tractations… Il serait dommage d’avoir loupé ce train en marche et d’être condamné à l’opposition pendant cinq ans. De Jean-Marie Le Guen, proche d’Anne Hidalgo, à François Bayrou en passant par Renaud Dutreil, les politiques apportent leur dot au putatif vainqueur… des sondages.
Sondage et vote utile
Au niveau des électeurs, cet effet est dévastateur pour le premier tour, voire pour la politique. Car le sondage semble désormais servir de premier tour. Combien, lors d’entretiens dans des travaux de type qualitatif, affirment calculer leur vote au regard du second tour :
Les sondages disent que c’est face à Emmanuel Macron que Le Pen est la plus faible, alors je vais voter Macron, même si au départ je voulais voter pour Hamon.
Le sondage crée ce vote dit « utile » dès le premier tour, il l’amplifie considérablement, il le consolide ; il empêche presque de faire de la politique, de faire campagne tant il enlève aux militants et sympathisants l’espoir dans une bataille à livrer.
Nous retrouvons donc ici l’effet « bandwagon » par la stimulation d’un comportement grégaire des individus qui fait converger les électeurs vers le candidat en tête.
Face à cet effet bandwagon, il y a son pendant nommé « l’effet underdog » : lui, consiste à secourir le perdant, il pousse les électeurs à se mobiliser pour le candidat à la traîne dans les sondages. Cet effet peut bien sûr stimuler les électeurs d’une Marine Le Pen, qui sera probablement au second tour et faire pression pour faire mentir les sondages ; ce ne serait pas la première fois.
Néanmoins, on peut à ce stade, faire l’hypothèse que l’effet bandwagon est plus fort en tant qu’il participe du vote « utile » dont nous avons parlé, mais ce n’est qu’une hypothèse.
Il est d’ailleurs à parier que si François Fillon se retirait au profit d’Alain Juppé, l’effet bandwagon se reporterait sur le maire de Bordeaux. À la différence près que ce dernier est élu de terrain de longue date et qu’il est passé par la logique des primaires. L’effet bandwagon pourra jouer en sa faveur aussi, mais il sera arrimé à une forme de légitimité. Quoi qu’il en soit, cet effet qui bénéficie pour l’instant à Emmanuel Macron est, lui, le reflet quasi exclusif d’une dynamique médiatiatico-sondagière.
Le temps des débats
In fine, heureusement pour ceux qui aiment la politique – celle qui de Gramsci à Julien Freund nous parle de bataille culturelle, de vision du monde, de sens d’un pays –, le temps des débats et des confrontations va avoir lieu. La politique va enfin s’incarner, va se dire et se faire au-delà de ces chiffres sur papier glacé. L’idée que l’on se fait de tel ou tel candidat va être chahutée par sa réalité physique et politique.
C’est comme cela, d’ailleurs, que Juppé n’a pas passé les primaires de la droite (à moins d’un rebondissement de dernière minute), de même que Valls ou Montebourg celles de la gauche. Car, à la fin, la politique peut peut-être reprendre ses droits.
Mais, en définitive, et pour reprendre le sujet qui nous occupe, nous pouvons affirmer avec force que si les sondages participent de la vie politique, c’est peut-être moins en tant qu’observateur ou faiseur de prédictions mais certainement plus en tant qu’acteur à part entière. De là à reparler de démocratie sondagière, il n’y a qu’un pas.