Entreprises familiales : comme Bernard Arnault, les dirigeants sont nombreux à retarder leur succession

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publication du 28/06/2022

Objet de toutes les convoitises depuis la nuit des temps et sujet de bien des discordes encore aujourd’hui, le pouvoir séduit, attire, habite, au point parfois de ne faire qu’un avec son détenteur ; cependant, en politique comme en entreprise, la détention du pouvoir a une durée de vie limitée, tout au moins officiellement. Se pose alors la question du lâcher-prise au « bon » moment.

Cette question est encore plus complexe lorsqu’on regarde de près la transmission du pouvoir (propriété et leadership) dans les entreprises familiales, entreprises où les scénarios sont multiples, à l’image de la singularité des histoires des familles et des profils des dirigeants.

Actualité récente : a priori, Bernard Arnault, 73 ans, ne quitterait pas ses fonctions de directeur général de LVMH en 2024 comme prévu par les statuts d’avant le 21 avril 2022, date à laquelle 81,63 % des actionnaires du groupe de luxe ont exprimé un vote favorable pour étendre la limite d’âge de retraite du DG à 80 ans au lieu des 75 ans initialement prévus.

D’aucuns seraient tentés de se perdre dans un labyrinthe d’interprétations ; mais si cette décision nous dit bien quelque chose, c’est que vraisemblablement ce n’est pas encore le « bon » moment de passer le flambeau du leadership chez LVMH.

Le « bon » moment, mais pour qui ?

Bien que Bernard Arnault ne dévoile aucune piste sur son futur successeur aux commandes de LVMH, il a jusqu’à présent mis le plus grand soin à former la __ génération suivante des Arnault puisqu’aujourd’hui ces cinq enfants occupent des postes de responsabilité dans le business familial. Autre fait majeur, il leur a déjà transmis 75 % du groupe de luxe en nue-propriété, ainsi qu’à ses deux neveux (enfants de sa sœur décédée). Il conserve donc 25 % du groupe et l’usufruit de la totalité, selon Le Monde.

Dans les entreprises familiales, si les stratégies des individus et des organisations diffèrent face à la transmission du pouvoir, on ne peut que constater les multiples dimensions de ce qu’on pourrait définir comme le « bon » moment, tant les facteurs qui entrent en jeu varient selon les contextes et les situations. Arrive alors une question essentielle : le « bon » moment pour qui ?

Le processus successoral implique de façon directe ou indirecte plusieurs parties prenantes, lesquelles ont des attentes et enjeux différents : le dirigeant familial, le(s) potentiel(s) successeur(s), les actionnaires familiaux et non familiaux, les fournisseurs historiques, etc., pour ne citer que ceux-là. Leur perception de la réalité n’est pas toujours la même : le « bon » moment du point de vue des actionnaires par exemple, peut sembler trop tôt pour le dirigeant ou trop tard pour le potentiel successeur.

Les résultats de mes travaux de recherche sur le sujet, menés avec mes co-auteurs, permettent d’identifier par ailleurs ce manque d’alignement des perceptions parmi les freins potentiels à la réussite de la transmission. Autant les entreprises familiales sont capables de créer des ressources très difficiles à imiter grâce à la « familiness », autant elles sont menacées de ne pas pouvoir transférer ces ressources à la génération suivante.

Cela peut s’expliquer en partie par le sentiment de propriété psychologique chez le dirigeant familial, sentiment qui se traduit par un lien émotionnel fort entre lui et son entreprise. Ces liens affectifs peuvent devenir un réel obstacle l’empêchant de quitter ses fonctions et de passer le contrôle à la génération suivante. Un manque de confiance dans les capacités du successeur à pérenniser l’héritage familial vient parfois accentuer l’enracinement du dirigeant. C’est notamment le cas s’il a peur de laisser son entreprise entre les mains d’un Fredo, en référence à Alfredo Corleone (Fredo) dans Le Parrain de Francis Coppola, comme on le soulignait dans un article paru dans le monde des grandes écoles en février dernier.

« Un grand coup de spleen »

Marcel Dassault, fondateur du groupe Dassault, n’a laissé son fauteuil de PDG à son fils Serge, qu’à la suite de son décès en 1986 ; Marcel avait alors 94 ans et son successeur Serge 61 ans. Depuis, Serge Dassault s’est battu pour gagner en légitimité. Il réussira à développer le groupe familial pour en faire un réel empire et devenir une des plus grandes fortunes de France.

Cependant, il quittera à son tour ce monde en 2018 à l’âge de 93 ans en laissant à Charles Edelstenne, 80 ans à l’époque, son bras droit et successeur de transition, le soin de mener à bien la succession du groupe, avec le soutien du comité des sages qu’il avait créé en 2006.

Serge Dassault n’en a pas fait une affaire personnelle, comme il le soulignait dans le livre de Dassault de Marcel à Serge (éditions Perrin) de Claude Carlier :

« Les actionnaires choisiront le meilleur, le plus apte à diriger le groupe qu’il soit de la famille ou non et ce sera dans l’intérêt de tous. J’ai fait mon choix pour ma propre succession en nommant Charles Edelstenne au poste de président statutaire successif. Ce sera à lui, en concertation avec la famille et avec l’aide du comité des sages de nommer le sien, le moment venu. La seule chose que j’exige, c’est que le capital du groupe reste dans la famille ».

Autre famille, autre histoire de succession : en 2003, chez les Pinault, François Pinault, alors âgé de 67 ans et encore en pleine forme, cède la présidence d’Artémis à son fils François-Henri à qui il dit : « Si j’avais ton âge, je voudrais avoir le pouvoir alors je te le donne », mais il admet avoir accusé le coup un an plus tard :

« Je n’avais pas anticipé que ce serait si dur. Comme j’avais dit à tout le monde de voir désormais les choses avec mon fils, du jour au lendemain il n’y a plus eu d’appels téléphoniques. Rien. J’ai eu un grand coup de spleen ».

C’est là que la préparation de la transmission et son étalement dans le temps auraient pu permettre une transition plus douce.

Les chercheurs américains Jeffrey A. Sonnenfeld et Padraic L. Spence, auteurs de l’article de recherche The Parting Patriarch of a Family Firm (1989_)_, proposent une typologie avec quatre styles de sorties/départs des dirigeants familiaux : le « monarque » qui s’attache à son fauteuil jusqu’au bout ; le « général » qui dit se retirer, mais reste très présent, en espérant qu’on ait besoin de lui pour sauver l’entreprise ; le « gouverneur » qui a un comportement réel de retrait avec le plus souvent une période de départ clairement annoncée ; et l’« ambassadeur » qui se retire de ses fonctions dans l’entreprise familiale dans la sérénité tout en acceptant, si besoin, d’apporter ses conseils et son expertise dans un domaine spécifique.

Dans les faits, un dirigeant familial peut avoir un mix d’attitudes et de comportements face au processus successoral, voire évoluer d’un style vers un autre à travers le temps.

Au sein du Centre d’expertise en entrepreneuriat et entreprises familiales de KEDGE Business School, je mène actuellement avec des collègues une recherche non pas sur les facteurs de réussite de la transmission intrafamiliale mais sur les facteurs explicatifs de l’échec. Nos premiers résultats sont sans équivoque : manque de compétence réel ou perçu chez le(s) successeur(s), manque de confiance entre les parties prenantes clés (dirigeant, nouvelle génération, successeur(s) potentiel(s), actionnaires, fournisseurs, clients, banques, etc.), violation/rupture du contrat psychologique et insuffisance/inefficience des dispositifs de gouvernance.

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