La série A, championnat de première division italienne de football, n’est pas encore terminée que les joueurs du SSC Napoli peuvent déjà faire la fête avec leurs supporters depuis le 5 mai et le match nul (1-1) sur la pelouse de l’Udinese. Mathématiquement, le club sera champion et recevra officiellement son trophée le 4 juin.
Des célébrations ont eu lieu dans la ville de Naples mais aussi dans d’autres villes italiennes et du monde entier. Milan, terre de deux autres grands clubs du football italien, le Milan AC et de l’Inter Milan qui se disputent une place en finale de Coupe d’Europe, a vu sa piazza Duomo envahie par des drapeaux bleus de supporters napolitains. Trente-trois ans que les tifosis l’attendaient. La dernière fois, c’était en 1990, avec dans l’équipe un certain Diego Armando Maradona.
Partout, on a pu voir le visage de cette légende du club et de la sélection argentine, décédée en 2020. De Buenos Aires à Naples, les drapeaux, les écharpes, les maillots floqués au nom de Maradona, du Napoli, de l’Argentine, et aussi de Boca Juniors était innombrables parmi les foules.
Comment expliquer pareille résonance du titre hors de la ville abritant le club ? Et pourquoi une telle place accordée à l’idole du passé ? Nos recherches abordent ce phénomène en essayant d’apporter un éclairage nouveau sur la fonction morale remplie dans les sociétés contemporaines par le sport, et plus généralement une icône sportive comme Diego Maradona.
Le football pour démontrer sa supériorité
Le SSC Napoli et Maradona offrent un cas parfait (car extrême) pour comprendre cette question. Il s’inscrit dans un contexte très particulier qui est le contexte italien. La botte est historiquement fracturée socioéconomiquement entre un Nord plus riche et plus industrialisé et un Sud plus pauvre. La tension qui en résulte au sein de la société italienne se reflète aussi dans le football de la péninsule.
Le clivage émerge avec l’unification de l’Italie en 1861, lorsque le Royaume de Sardaigne (et/ou Piémont) a conquis le Royaume des Deux-Siciles, puis avec l’industrialisation de tout le pays entre 1880 et 1910. La position géographique plus favorable du Nord a facilité son intégration à l’Europe continentale. En 2015, le PIB par habitant du Sud est toujours moitié moindre que celui du Nord ; ses taux de chômage et d’homicides plus du double.
Idem en football : la Serie A est l’une des ligues de football les plus riches et les plus populaires au monde, mais les équipes du Nord, notamment la Juventus, l’AC Milan et l’Inter Milan, sont plus riches et ont accumulé plus de titres que les équipes du Sud, dont le Napoli est la plus populaire et la plus suivie.
Cette fracture sociohistorique s’est traduite par l’instauration d’une tension morale dans le marché du football italien où les équipes du Nord et leurs supporters ont marginalisé leurs homologues du Sud. Les fans milanais ont ainsi dans leur répertoire de chants des hymnes peu sympathiques en direction des Napolitains, comme celui-ci :
Même les chiens courent aussi : les Napolitains arrivent.
Malade du choléra, victimes du tremblement de terre.
Vous ne vous êtes jamais lavé avec du savon.
Naples de merde, Naples choléra
Vous êtes la honte de toute l’Italie.
Ainsi, les matchs de foot deviennent-ils des occasions pour les tifosis du Nord, plus riches et aux clubs plus performants de démontrer leur supériorité de statut.
Les Napolitains tentent de répondre à ces railleries en les qualifiant notamment de « racistes », mais la riposte s’avère souvent limitée par les échecs sportifs du Napoli et le statut socio-économique marginalisé de leur ville. Cela a créé chez les Napolitains ce que nous appelons une « absence de valeur ».
Une revanche morale
Lorsque Maradona a rejoint Naples et a aidé le club à remporter le championnat en 1987 puis en 1990, l’exploit inédit à l’époque a été utilisé par les Napolitains pour contester l’hégémonie du Nord sur le terrain de foot. Ils ont dans ce contexte érigé Maradona comme « l’un des leurs », l’élevant au statut moral de héros.
Passée l’époque Maradona, le Napoli n’a jamais remporté un autre titre de champion jusqu’à aujourd’hui. Pour combler le manque de résultats sur le terrain, les supporters ont collectivement mis en place un culte de Maradona, en faisant une entité sacrée avec des pouvoirs surnaturels capables de défier le pouvoir séculier des équipes du Nord.
Voilà pourquoi, aujourd’hui une victoire sportive du Naples suscite autant d’écho dans le monde et voilà pourquoi Maradona occupe encore une place centrale dans la vie des Napolitains. À travers cet événement et ce personnage, les fans détournent les tensions de statuts du plan économique et culturel pour les replacer sur le plan de la moralité. C’est l’incarnation du mythe de David contre Goliath, de la victoire du faible sur le fort, du pauvre sur le riche, du défavorisé sur le fortuné.
La semaine passée, le Napoli accueillait la Fiorentina, premier match à domicile après que le championnat a été acquis mathématiquement. Dans les gradins des supporters ont brandi un drap floqué du scudetto, un blason aux couleurs de l’Italie qui est, la saison suivante, imprimé sur le maillot du champion en titre. Cette pratique est très courante dans le milieu ultra, où un groupe de supporters inverse la bannière d’un autre groupe pour susciter un sentiment d’humiliation et de soumission.
Les supporters l’ont accompagné de messages : « Butin de guerre », « Champions en Italie », soulignant combien la victoire du Naples représente à leurs yeux un tournant important pour rééquilibrer la tension de statuts entre un Sud qui se sent méprisé et le reste du pays.