L’art engagé de la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris 2024 par Anne Gombault, Directrice de KEDGE Art School

Creative industries

Sport

publication du 02/09/2024

Anne Gombault, Professeure et Directrice de KEDGE Art School, revient dans The Conversation sur la cérémonie d'ouverture des Jeux paralympiques de Paris 2024.

Découvrir KEDGE Art School

La direction artistique des Jeux olympiques et paralympiques de 2024, et la production culturelle qui les entoure, ont continué à déployer, avec la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques, un art engagé, puissant véhicule d’un message social et politique d’inclusion des personnes en situation de handicap. Loin de proposer une beauté kantienne contemplative, la cérémonie a été servie par « des œuvres d’art qui ont du sens » suivant l’expression de son directeur artistique et chorégraphe, Alexander Ekmam, un art engagé et presque militant avec des tableaux « coups de poing » et poétiques en même temps, célébrant et normalisant tous les corps.

Le spectacle d’une utopie transmoderne

Si les Jeux paralympiques existent depuis Rome 1960, considérés comme les premiers de l’histoire, c’est Londres 2012 qui va les imposer comme une production culturelle politique, un spectacle contemporain et médiatique, une « charge positive » puissante visant à rendre hyper visible le handicap, en cassant les barrières sociales et les stéréotypes négatifs régressifs qu’il suscite. Dans un contexte où il était sous-représenté et problématique dans une culture médiatique commerciale normée, l’importante couverture médiatique des paralympiques de Londres, avec 16h de diffusion par jour sur Channel 4 détentrice des droits et 3,8 milliards d’audience cumulée à l’arrivée, va leur donner une nouvelle et puissante aura.

La cérémonie d’ouverture de Paris 2024 s’inscrit dans ce cadre d’un méga-événement engagé et médiatique. La direction artistique de haut vol, la chorégraphie, la scénographie, la musique, les lumières, les costumes ont proposé un spectacle très contemporain. Par exemple, la présence de l’électro (Chilly Gonzalez, Mr Oizo, Myd et Sébastien Tellier), qui se retrouvera encore davantage à la clôture, a contribué à cette atmosphère actuelle, presque avant-gardiste.

Mais au-delà, c’est bien l’engagement dans un message d’inclusion de la direction artistique, des œuvres créées et des artistes, qui produit cette contemporanéité. L’art engagé, puissant moyen de communication, de résistance, de catalyseur de changement social, s’affirme particulièrement dans notre époque de crises politique, sociale et environnementale (par exemple Keith Haring, Ariane Mnouchkine, Maguy Marin, Banksy, Olafur Eliasson, entre tant d’autres). Dès lors, il est possible d’analyser le spectacle d’ouverture des Jeux paralympiques comme une « utopie transmoderne » au sens du chercheur Jean Corneloup : en relation avec les demandes et aspirations des individus, un engagement des acteurs et de publics dans une redéfinition transhumaniste des pratiques sportives et récréatives mais aussi de nos rapports à soi, aux autres, à la nature et à la technologie.

Les Champs-Élysées et la Concorde pour une révolution paralympique

Après Londres, des études critiques ont mis en évidence le renforcement de représentations individualisées et héroïques du handicap, les para-athlètes étant représentés comme des « super-athlètes », avec un discours validiste, où les réalisations des personnes handicapées sont considérées comme particulièrement héroïques dans une culture privilégiant les normes de réussite des personnes valides. C’était particulièrement le cas pour certains para-athlètes utilisant une technologie d’amélioration de la mobilité, qualifiés de « cyborgs » et de « supercrips » (s’ils gagnent et bénéficient d’une couverture médiatique), considérés comme fascinants, en raison de leur rapprochement avec des normes capacitistes de réussite sportive : Oscar Pistorius et Markus Rehm surnommés respectivement « Blade Runner » et « Blade Jumper ».

Paris 2024 a bien compris cet écueil et l’a soigneusement évité pour proposer une cérémonie d’ouverture sans héroïsation. Intitulée Paradoxe, Thomas Jolly a voulu souligner que derrière les exploits des athlètes paralympiens, les difficultés de se déplacer librement dans la ville demeurent du fait de leur handicap. En offrant symboliquement « la plus belle avenue du monde » et la plus grande place de Paris offrant « une utopie de stade inclusif », la proposition de la cérémonie est de faire une plus grande place dans la ville, et donc dans la société, aux personnes en situation de handicap. Dans la continuité de l’hyperculturalisation de cette édition française des JOP, l’esthétique de la cérémonie et les sites des épreuves (Grand Palais, Tour Eiffel…) font du paysage monumental et urbanistique de Paris une scène sublime pour soutenir cette proposition.

Danser ensemble avec ou sans béquilles et fauteuils

Offrant une visibilité trop rare aux danseurs en situation de handicap et alors même qu’il existe plusieurs compagnies de danse inclusive, la création chorégraphique d’Alexander Ekman dans ces cinq tableaux de la cérémonie semblait pensée pour dépasser la liminalité des personnes en situation de handicap, définie comme les espaces socialement indéterminés dans lesquelles elles naviguent, ni vraiment en dehors ni vraiment intégrés à l’organisation sociale. Au-delà de cet antagonisme du « eux et nous », les tableaux d’Ekman ouvrait des « en-communs », étudiés par les recherches sur le handicap, c’est-à-dire des espaces géographiques, relationnels, culturels, symboliques dépassant les espaces liminaires et les exclusions qui en découlent. Les seize danseurs en situation de handicap (dont Tomer Margalit, Angela Bruno, Luca « Lazylegs » Patuelli…) ont évolué en totale harmonie avec les autres danseurs. Ces tableaux montraient aussi que le handicap peut être une force, message très clair émanant de la performance magistrale du danseur unijambiste Musa Motha, devenue virale.

La diffusion sur écrans géants des témoignages vidéo de plusieurs personnalités en situation de handicap visait à permettre une prise de conscience de la condition vécue du handicap, largement créé par l’environnement et le regard extérieur plutôt que par le handicap lui-même. Lucie Retail, quadri-amputée, donne le ton de l’impérieuse nécessité de normalisation des personnes en situation de handicap : « En fait, on n’est pas différent de quelqu’un d’autre ». Finalement, ils sont des humains comme les autres, « born to be alive » comme le titre de Patrick Hernandez repris par Chris pendant la soirée. Et il faut célébrer cette idée, c’est une fête : les roues des fauteuils peignent le sol, référence au travail de l’artiste anglaise Sue Austin qui a fait de son fauteuil roulant un outil de création.

Enfin, l’allumage symbolique de la vasque des Tuileries par cinq athlètes porteurs d’un handicap différent, Nantenin Keïta, Alexis Hanquinquant, Fabien Lamirault, Élodie Lorandi et Charles-Antoine Kouakoua, a valorisé la diversité de la communauté plutôt que de singulariser des personnalités.

Un réel pouvoir transformateur ?

Dans le protocole de la cérémonie, Andrew Parsons, le président du Comité international paralympique, a présenté les Jeux paralympiques comme l’événement sportif le plus transformatif du monde. Plusieurs travaux sur Londres 2012 menés auprès des publics ont montré en effet le pouvoir des Jeux paralympiques médiatisés (même dans leur subjectivité validiste de l’époque), dans la génération d’une plus grande inclusion et dans une meilleure appréciation des personnes en situation de handicap, comme plus largement des groupes minoritaires et marginalisés. Ces travaux suggèrent donc que l’approche ambitieuse, innovante, inspirante et inclusive de la représentation du handicap des JOP 2024 va impacter les discours sociétaux sur ces questions et permettre une meilleure prise en considération du handicap dans la société.

Il faut relever d’ailleurs que la cérémonie d’ouverture paralympique comme celle des Jeux olympiques fin juillet a mis en exergue d’autres groupes minoritaires, dans une intersectionnalité affirmée, notion qui désigne la manière dont les différentes formes d’oppression comme le racisme, le sexisme, le classisme, le validisme, l’homophobie, la transphobie, et d’autres, s’articulent et se renforcent mutuellement : par exemple, le titre remanié pour l’occasion « My Ability » de Lucky Love (artiste handicapé et homosexuel) a marqué les esprits ou encore l’interprétation de Luan Pommier, pianiste noire malvoyante.

Pour autant, la recherche montre aussi les limites des manifestations culturelles engagées.

L’art peut contribuer fortement, mais ne suffit pas à changer le monde. Première question récurrente, la visibilité et la célébration de certains corps handicapés (surtout moteurs) plutôt que d’autres porteurs de handicaps différents (mentaux), plus graves, cachés et exclus, pour des raisons liées aux disciplines sportives mais aussi au marketing refoulant un malaise persistant de « l’inquiétante étrangeté » suivant l’expression de Freud. L’hypervisibilité produite par les Jeux paralympiques exacerberait une hiérarchie des préférences des corps handicapés, « les plus capables » au détriment des autres, interrogeant finalement les valeurs performatives mêmes des Jeux olympiques. Deuxième question récurrente, celle de la séparation des Jeux olympiques versus paralympiques pendant une même édition, visant à garantir une visibilité équitable à chacune des compétitions, là où plusieurs voix (comme le Times ou le Berliner Zeitung) appellent désormais à une intégration des deux. Enfin une question centrale demeure, celle de la réalisation tangible de cette utopie transmoderne grâce à de nouvelles politiques, actions publiques et privées pour inclure les personnes en situation de handicap, dans le sport bien sûr et plus généralement à l’école, au travail, dans la société pour trouver ce vivre ensemble. Les différents travaux relativisant fortement l’impact réel des Jeux paralympiques sur les pratiques, notamment après Londres 2012, montrent que le chemin est encore long.

A lire aussi dans The Conversation