Au premier regard le capitalisme durable est en marche. Le vert est partout, la durabilité fait partie de l’ADN financier, et le découplage existerait bel et bien. Un récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) explique qu’il serait possible de croître tout en en baissant les émissions de CO2. Mais quid de l’empreinte écologique d’une croissance infinie, qui n’a pour seul but que de produire – peu importe le sens de la production et le modèle de société – pour faire grossir le PIB ?
D’autant qu’il manque toujours les capitaux nécessaires pour combler le trou de financement de la transition écologique. Un récent rapport de l’Institut Rousseau, publié en 2023, estime à 2,3% du PIB européen par an l’effort à réaliser pour atteindre la neutralité carbone en 2050, soit 40 000 milliards d’euros d’ici 2050 (1500 milliards d’euros par an), c’est-à-dire 360 milliards par an d’investissements supplémentaires (avec 100% du “business as usual” déjà dirigés vers les investissements verts, soit 1200 milliards d’euros par an, ce qui n’est pas encore complètement gagné).
Former les étudiants à la durabilité
Pour transformer profondément les pratiques, l’éducation pourrait être l’une des solutions clés dans une perspective court, moyen et long terme. Former les générations d’étudiants actuels aura pour effet des décisions rapides dans les entreprises, via des générations aux valeurs et à la quête de sens affirmée, prêtes à s’engager et prendre des décisions fortes pour s’aligner avec leurs convictions et les exigences écologiques et sociales. Si l’on se fie au discours sur la manière d’enseigner la finance durable de nos jours, la durabilité serait également partout, dans toutes les universités ou écoles. Les étudiants seront “éthiques” et “feront le monde de demain”…
Mais en allant plus loin dans le récit, nous découvrons que les universitaires placent apparemment au premier plan de leur “raison d’être” les questions relatives à la lutte contre le changement climatique et les problèmes de biodiversité, et retraduisent le “bien commun”. Les nouveaux convaincus du capitalisme vert sont pourtant les mêmes qui ont appris à leurs étudiants quel taux d’actualisation utiliser pour maximiser la valeur actionnariale, sans comprendre le sens que cela a et la pertinence du modèle utilisé.
Ne pas se contenter de la “touche verte”
La principale différence entre la “durabilité molle” des conteurs et la “durabilité forte” des travailleurs de l’ombre réside en fait certainement dans le processus d’intégration. La durabilité n’est pas la touche verte parmi les cygnes noirs de la finance qui génèrent des crises financières, économiques, écologiques et sociales, et qui sont systémiques. Le temps où était proposé un cours sur “l’éthique des affaires” parmi d’autres cours tels que les produits dérivés, la modélisation “Quant”, la gestion des risques, la théorie moderne du portefeuille et l’efficience des marchés, est révolu. Ces cours ne sont pas compatibles pour combler les lacunes en matière de finance durable. Estimer s’il existe un greenium sur les green bonds et si oui de combien, via des modèles de pricing sophistiqués, est-il utile pour la transition écologique ? Cela permettra-t-il réellement de protéger la biodiversité et d’engager la finance comme commun ? Ramener la durabilité à un signal prix est dangereux.
Il faut arrêter d’enseigner la durabilité sous un prisme et un langage financiers, dans une perspective unique de matérialité financière. Cette posture aura plus de chance de développer des comportements schizophrènes dans l’esprit des étudiants que de les avertir du fait que la finance n’est qu’un outil au service de l’objectif de durabilité. La première question à poser aux étudiants est peut-être la suivante : “Comment croître à l’infini (avec un modèle économique utilisant intensivement les ressources naturelles) dans un monde où les ressources sont épuisées dans le temps ?” En d’autres termes, comment repenser la finance et l’économie pour servir des objectifs durables ?
La durabilité doit être la finalité. Entre autres, la “comptabilité des normes IFRS”, le “contrôle de gestion” ou “l’analyse des flux de trésorerie” doivent passer à la comptabilité écologique en intégrant la dépréciation du capital naturel. “L’économie financière” doit inclure une perspective macro basée sur le nouveau rôle des politiques monétaires, des institutions de supervision et de régulation, afin de combler le fossé de la durabilité. La “théorie financière” doit abandonner les idéologies de Black et Scholes, Friedman et Fama, inutiles pour les enjeux durables, pour passer à la “théorie financière écologique”, qui intègre les interactions complexes entre les domaines financiers, socio-économiques et biophysiques, ainsi que l’impact des modèles financiers sur le façonnement de la réalité.
Sortir des dogmes et des croyances sur la finance
Les étudiants doivent également être informés des enjeux liés à l’Anthropocène, au changement climatique et aux questions énergétiques, dans le cadre d’un processus d’ingénierie. Comment financer une politique climatique, des villes durables, des énergies renouvelables, la faim dans le monde, quand on n’est pas capable de comprendre ce qu’est l’agriculture, l’énergie, les risques climatiques physiques et de transition, le lien entre l’énergie et les enjeux macro, et les enjeux géopolitiques actuels ? Des cours apprenant la science de Lord Kelvin sur la thermodynamique, la logique bioéconomique selon Daly ou Passet, et la vision de Will Steffen sur l’Anthropocène et la financiarisation des écosystèmes seraient clairement utiles pour la prise de conscience des étudiants. Le pluradisiciplinarité est incontournable en durabilité, mais elle n’est pas le maître mot dans l’enseignement des sciences économiques et de la finance.
Enseigner la finance durable n’est pas une question à la mode et les universitaires doivent mettre leur responsabilité sur la table. Il est plus facile de parler d’éthique pendant 30h que de transformer un programme financier complet à travers le prisme durable. La période n’est plus à prendre le risque d’accueillir seulement dix étudiants dans un programme, les explorateurs l’ont fait et ont labouré la terre. Mais c’est d’avoir le courage de sortir des dogmes et des croyances. Ce n’est qu’à ce prix que nous aurons un impact sur notre monde et notre communauté étudiante. Les étudiants sont désormais capables de distinguer les menteurs et les conteurs des travailleurs de l’ombre. Le greenwashing dans l’éducation durable affectera inévitablement l’effet de réputation des institutions académiques, dans une logique “d’actifs échoués”. Certaines initiatives d’étudiants ont déjà commencé à séparer le bon grain de l’ivraie. Pour enseigner la durabilité en finance, le langage doit changer, du sol au plafond.