Contre la hiérarchisation des mondes de l’art
D’un côté, on assiste à la revanche des minorités opprimées, des dominés, de ceux qui, au mieux, n’ont pas pu créer dans de bonnes conditions, ont créé dans l’invisibilité, la soumission, ou au pire ont connu l’assujettissement à des violences sexuelles et morales dans l’exercice de leur activité de création. Le constat n’est pas nouveau : différentes disciplines de sciences sociales regorgent d’études sur le sujet. Comme le montre Portrait de l’artiste en travailleur, les mondes de l’art très hiérarchisées sont structurés par une division du travail fortement spécialisée, concurrentielle et inégalitaire.
Les femmes sont la principale minorité des industries créatives, au cœur de la controverse, au sens où elles n’ont pas le pouvoir. Elles souffrent encore largement – malgré la révolution de 68 et l’apparition des théories féministes des pratiques artistiques – d’un système patriarcal, de la domination masculine et du plafond de verre qui en résulte, sur la création, les financements, la carrière.
Les travaux anglo-saxons à l’avant-garde, principalement aux États-Unis, depuis les années 70, le montrent dans l’histoire de l’art, le design et l’architecture, les musées et le patrimoine, la musique, le cinéma, la bande-dessinée, la littérature, la mode, l’université, ou dans le sport aussi considéré comme une forme de production culturelle.
Ces recherches appellent à déconstruire et renouveler les schémas qui structurent des mondes de l’art principalement masculins, blancs et hétérosexuels. Elles montrent comment l’idéal-type de l’artiste apparaît neutre de genre mais en réalité recouvre tous les stéréotypes masculins en faisant un archétype : l’artiste est un homme.
En France, un ouvrage à paraître, émanant d’un colloque du Ministère de la Culture, sous la direction des sociologues Sylvie Octobre et Frédérique Patureau, réunit des chercheurs étudiant sexe et genre des mondes culturels. Il souligne ce contexte tendu de la place des femmes dans la création, non seulement en raison de leur difficile visibilité mais aussi via tous les stéréotypes et discriminations de genre qu’elles subissent à longueur de temps dans leurs trajectoires, dans un climat de sexisme généralisé. Il rappelle aussi que les corps des femmes, objets du désir, ne cessent d’inspirer toute forme de création.
La nouveauté vient de la révolte et de l’appel au changement de femmes contre les violences sexuelles de certains créateurs. Adèle Haenel dans le milieu du cinéma comme Vanessa Springora dans celui de l’édition dénoncent leur milieu « hypocrite » continuant de célébrer les œuvres sans vouloir réformer le système. Adèle Haenel marque son désaccord en s’écriant « La honte » et en quittant la cérémonie à l’annonce du César du meilleur réalisateur attribué à Roman Polanski. Pour elle, le distinguer ainsi équivaut à « cracher au visage de toutes victimes ». Un césar symboliquement malheureux, pour Franck Riester le Ministre de la Culture. « Le changement ce n’est pas maintenant » titre Libération. Les #Césardelahonte et #JeSuisVictime déferlent dans les réseaux. Virginie Despentes signe une tribune cinglante dans le plus pur style de son manifeste féministe King Kong théorie : « On a appris comment ça se porte la robe de soirée. A la guerrière […] vous n’aurez pas notre respect ». « Désormais on se lève et on se barre ».
« Meuf, tu délires… » lui répond Natacha Polony dans Marianne, étrillant l’extrémisme du « féminisme queer » pour appeler à plus de nuances. En 2018, la tribune dissidente Deneuve-Millet rejetait déjà un féminisme jugé puritain qui conduirait à la haine des hommes. L’histoire américaine montre que la lutte pour la diversité doit aussi se faire avec l’homme hétérosexuel blanc, sinon gare au retour de bâton du masculinisme pour « défendre » des identités logiquement fragilisées.
Dans ce nouvel agenda sociétal qui rappelle l’importance de la « civilisation des mœurs » d’Elias, d’autres minorités dénoncent les inégalités intersectionnelles pour réclamer plus de diversité et d’inclusion. Les œuvres, en tant que productions esthétiques, sont intimement et parfaitement liées à la subjectivité de leurs créateurs et à leur vision du monde. L’esthétique des œuvres créées par des personnes différentes sont logiquement différentes, ce qui fait la richesse de la diversité.
Pour l’autonomie de l’art
Au début de cette révolte, les accusés s’illustrent par leur silence figé. Puis au pic de la crise, la parole se libère sur les réseaux sociaux, face à ce qui était décrit comme un « tribunal de l’opinion ». Fanny Ardant défend Roman Polanski d’un « vive la liberté », Arnaud Desplechin confirme qu’il juge l’œuvre, Isabelle Huppert cite Faulkner : « Le lynchage est une forme de pornographie ». Lambert Wilson accable les « minuscules » face à « l’énormité du mythe Polanski ». Le critique d’art Thomas Schlesser évoque « Michel-Ange traqué par les autorités du Vatican parce qu’il peignait la fresque d’autel de la chapelle Sixtine dans un registre obscène et coupable » et Véronèse « devant le tribunal de l’Inquisition, à Venise, qui, accusé d’avoir profané la représentation de la Cène, rétorque à ses juges : “Nous autres, peintres, nous autorisons des licences que s’octroient les poètes et les fous”. »
Une fois qu’il est acté que, d’une part, les conditions de la production et de la distribution sont à réformer dans ce nouvel ordre moral sociétal et que d’autre part l’artiste est soumis aux mêmes lois que ses concitoyens. « Il n’est évidemment pas question que l’art se fixe des limites. Formellement, la création artistique, dans l’espace démocratique, est libre, elle ne saurait se brider » souligne un autre critique d’art, Paul Ardenne, observant une « panique morale injustifiée » face à l’art.
La critique morale radicale de l’art conduit à un art sous contrôle comme l’a analysé la philosophe Carole Hugon. Pour les tenants d’une vision romantique de l’autonomie de l’art, l’art n’a rien à voir avec la morale, pour le meilleur ou pour le pire. Il n’a à voir qu’avec lui-même, c’est sa nature : « Art for art’s sake… ».
Le viol pour lequel Roman Polanski a été condamné et les autres viols dont d’autres femmes l’accusent n’ont rien changé à sa réputation en tant que cinéaste mondialement reconnu pour son œuvre. La polémique ne semble pas nuire au succès d’estime du film J’accuse, déjà vu par un million de spectateurs dans le monde.
La censure d’aujourd’hui porte non plus sur le contenu de l’œuvre comme souvent par le passé mais sur le comportement de l’artiste qui n’était pas questionné : un changement d’époque déjà patent dans la polémique autour de la la palme d’or d’honneur d’Alain Delon à Cannes en 2019.
Société et liberté créatrice
L’art reflète ses créateurs, mais aussi les conditions sociales de la création. Il nous parle de la société, de ses structures, mais aussi de ses limites et de ses angles morts. Qu’elle soit réflexive, transgressive ou moralisatrice, la place accordée à la création et aux débats qui en découlent est un baromètre de la démocratie.
L’expression de la crise est toujours le début de sa résolution. Les gouvernances conservatrices des institutions culturelles sont poussées à démissionner. Une meilleure prise compte de la parité et la diversité va se mettre en place progressivement dans le système de production de la création et de la culture, à la demande de collectifs comme 50/50 dans le cinéma.
Dès les années 70, la sociologue de l’art Raymonde Moulin pointait les limites de l’autonomisation de l’art par rapport à d’autres secteurs de la vie sociale. La dialectique entre le nouvel agenda sociétal et la liberté de création est vive, mais il faut en passer pour là pour avancer. La troisième voie n’existe pas : il faut à la fois imaginer de nouvelles conditions d’organisation de la production et de la distribution tout en respectant la plus grande autonomie possible de création.