En mars 2020, la France était prise de sidération face à l’arrivée soudaine et massive d’une pandémie dont on savait bien peu de chose.
La très grande majorité des individus ont, au moins dans leur poste de travail respectif, fait preuve d’un sursaut collectif pour réagir. Et tel fut le cas dans le champ de la santé. Cette crise fut même l’occasion de rendre visibles des « premières lignes » trop souvent ignorées ; et de rappeler que la lutte contre l’isolement social et territorial des plus fragiles, des personnes handicapées ou âgées devait constituer l’un des enjeux d’une gestion équitable de la crise.
Durant cette 1ere vague, et presque quotidiennement, les reportages ont révélé l’acharnement de tous ces professionnels de santé à continuer à exercice leur « métier pour l’autre ».
Pour preuve certains personnels d’EHPAD qui se confinent avec les résidents pour éviter tout contact avec l’extérieur ; des heures de travail sans compter ; une coopération de facto entre établissements ; un afflux de bénévoles venant en aide aux professionnels et patients ; des soignants ou des travailleurs sociaux qui n’hésitaient pas à recourir aux outils numériques pour maintenir le contact et accompagner leurs patients (ou bénéficiaires) au domicile (quand ceux-ci ne pouvaient plus revenir dans des lieux collectifs) ; des équipes davantage réunies pour expliquer et faire sens de la situation pour trouver ensemble des solutions.
Tous ces professionnels des secteurs de la santé se sont ainsi mobilisés pour un « bien commun », reposant sur un principe de solidarité dans les sociétés capitalistes (Tirole, 2016). Cette mobilisation a été portée par les bricolages opérés par tout un chacun, au sens où, dans une démarche de bricolage, l’acteur connait les finalités de son action, mais doit-il identifier ou repérer les ressources pour ce faire (Garud, Karnoe, 2003).
Que nous donnent à voir ces bricolages quant à la transformation du système de santé réputée si difficile à mener collectivement, dans une logique participative entre autorités de régulation (Agences Régionales de Santé, Conseils Départementaux), professionnels de santé, acteurs des territoires et des dispositifs de coordination, patients, usagers ou citoyens ?
Cette transformation est portée par quelques catégories d’action à visée transformatrice telles que : le décloisonnement soin-social ; le territoire comme levier pertinent pour des réponses aux besoins des populations ; la désinstitutionalisation, à savoir une société plus inclusive, qui encourage à soigner et accompagner les publics âgées ou handicapés « hors les murs », dans leur milieu de vie dit « ordinaire » (le domicile, l’école, l’entreprise…) ; le recours aux outils numériques pour amener les interventions chez / vers ceux à accompagner ; et le passage d’une logique d’Etablissement à une logique de Dispositif (autour du patient ou usager), permise par la mise en place de plates-formes territorialisées de ressources (souvent gérées par plusieurs structures, appartenant à des domaines d’intervention différents) ; finalement la prise en compte de l’expérience des patients et de leurs aidants, des professionnels de santé, dans leur vécu, pour dessiner ou améliorer des solutions (voir Grenier et al., 2019).
Et maintenant ? Le champ de la santé est lui aussi traversé par cette question lancinante : retour vers le monde d’avant ? Avancée vers le monde d’après, signifiant le déploiement croissant des transformations évoquées, dans une plus grande logique participative et négociée ? La question posée est de définir à quelles conditions les bricolages en temps de crise peuvent inspirer une transformation du système de santé.
La littérature sur les organisations innovantes nous permet de proposer quelques recommandations importantes :
Capitaliser et créer une mémoire de ces bricolages : pour éviter un trop brusque retour aux routines et habitudes de travail, pour donner une valeur aux solutions inventées.
Cette capitalisation présuppose un travail d’évaluation sur la pertinence des bricolages ; elle permet également de les décontextualiser du contexte qui les a vues naître (la crise sanitaire) pour étudier comment les redéployer dans un fonctionnement et un modèle d’organisation qui doit, de toute façon, se renouveler.
Construire le sens de ces bricolages, dès lors, pour cet après-crise. On sait que l’innovation (majeure, qui peut transformer durablement une économie) nait (toujours) d’un choc extérieur. Mais ce choc n’est jamais un fait objectif, accepté ou repéré par tous.
Faut-il lui donner un sens, par un processus de théorisation (Munir, 2005), qui repose sur la capacité à élaborer un discours justifiant le changement et sa plus-value, et à mobiliser des alliés. Or dans un système aussi complexe que celui de la santé (institutionnalisé et pluraliste), une telle théorisation peut soit perdre de son potentiel (en raison du poids des institutions dominantes), soit se diluer en raison de la diversité des acteurs, du fait de formulations différentes (Grenier et al., 2020).
La construction de ce sens doit être fait en prenant appui sur tout ce terreau relationnel, au sein des établissements, ou sur les territoires, qui ont participé à surmonter (autant que possible) la crise.
Faire circuler les « bonnes » pratiques, au sein des groupes gérant plusieurs établissements ou services, sur un territoire.
Quelques acteurs, tels qu’également des fédérations professionnelles, commencent à construire ces plates-formes d’échange de pratiques ; leur développement doit être encouragé.
En finir avec le « au plus juste ». La crise a révélé ce qu’on peut appeler un slack de solidarité, quand des individus, des entreprises, des commerçants… proposent spontanément leur aide et leur service.
Le « slack » désigne le « surplus » (temps, ressources), dont a priori on ne sait à quoi il peut servir, sauf quand il faut l’utiliser ! Schulman (1993) identifie deux types de slack : celui en ressources (surplus non strictement engagé dans des activités en cours) ; et celui de contrôle relatif au degré de liberté dans les activités organisationnelles (à savoir un ensemble d’action qui ne sont pas encadrées par des modes formels de pouvoir et de supervision).
C’est grâce à ces slacks que la crise se surmonte autant que possible au mieux. Puisse-t-on garder en mémoire cette leçon ; non seulement parce que d’aucun prédise la multiplication des crises à venir (sanitaire, pollution, inondation...) ; mais plus généralement parce que le slack est une condition importante pour toute organisation innovante, quand les individus ont « le temps », hors activités protocolisées et routinisées, d’imaginer différemment comment se renouveler.
Enfin revaloriser nombre de métiers en santé. Cette revalorisation doit être salariale mais aussi de contenu, par une réflexion sur des élargissements de tâches, et un sens donné au métier (compétence éthique, compétence relationnelle). C’est à cette condition également que le champ de la santé, ce bien commun, sera attractif pour tous ceux désireux d’exercer un « métier pour l’autre ».
La crise sanitaire est une opportunité pour le champ de la santé à condition de capitaliser et de diffuser les initiatives inspirantes.
Références
Garud, R., Karnøe, P. (2003), Bricolage versus breakthrough: distributed and embedded agency in technology entrepreneurship, Research Policy, 32(2), 277-300.
Grenier, C., Pauget, B., Hudebine, H. (2019), Quels renouvellements conceptuels pour soutenir l’innovation dans le champ de la santé ?, Innovations, n° thématique La Santé. Innovations de modernisation, 60(3), 5-14.
Grenier, C., Ibrahim, R., Duprat ,L. (2020), Comment organiser un tiers-lieu éphémère pour favoriser l’émergence d’innovations institutionnelles ? Le cas d’un pôle d’opérateurs de services à domicile, Innovations, 66(1), 89-115.
Munir, K. (2005), The Social Construction of Events: A Study of Institutional Change in the Photographic Field, Organization Studies, 26(1), 93-112.
Schulman, P. R. (1993), The Negotiated Order of Organizational Reliability, Administration & Society, 25(3), 353-372.
Tirole, J. (2016), Economie du bien commun, PUF.