Le constat des auteures de l'ouvrage de Virginie Martin et Marie-Cécile Navesde (une étude du Think Tank Different) dont nous publions ci-dessous deux extraits est sans appel : la discrimination coûte cher à la société française. Dix milliards d’euros de manque à gagner chaque année car l’État investit et forme une jeunesse qui faute d’embauche, ne contribue pas ensuite à produire la richesse du pays. Faute d’embauche en grande partie due à une discrimination généralisée… Dans leur ouvrage les deux chercheuses écrivent qu’il faut inventer de nouvelles perspectives pour cette jeunesse éduquée mais larguée, et cela passe par la collecte de données sur les origines des individus pour pouvoir renforcer les sanctions contre les discriminations.
Depuis la crise de 2008, les inégalités sociales et économiques occupent une large place dans les débats médiatiques et politiques. La plupart des enquêtes ont mis en évidence qu’elles se sont beaucoup creusées, reléguant des parties croissantes de la population dans la petite classe moyenne, quand ce n’est pas dans la pauvreté ou l’exclusion. L’accès aux études supérieures, puis à l’emploi qualifié, les possibilités de mobilité sociale ascendantes demeurent réparties de manière très inéquitable dans la société française selon le lieu d’habitation ou de vie, l’origine socio-économique, le sexe, mais aussi l’origine dite « ethnique » ou « raciale » – même si cette dernière catégorie est largement absente des chiffres officiels.
Or, une grande partie de ces inégalités se fondent sur des discriminations, autrement dit sur des processus, des interactions dans lesquels un individu sera connoté négativement par rapport à un autre en raison de préjugés. Ainsi, dans le domaine économique, certains sont traités de manière défavorable à cause d’une particularité qui est indépendante de leurs caractéristiques productives et qui est vue, consciemment ou non, volontairement ou non, comme un obstacle à l’obtention d’un travail, d’un salaire ou d’une promotion qui soient à la hauteur de leurs compétences. Certaines populations subissent en particulier des discriminations fondées sur leur naissance, réelle ou supposée, au regard d’une couleur de peau, d’un nom, d’un lieu d’habitation, d’une tenue vestimentaire ou d’un accent.
Penser la société française, observer ses mutations, ses errements, ses blocages et ses violences suppose donc, en particulier, de prendre en compte le prisme de l’origine ethnique ou « raciale » des individus. De fait, un nombre croissant de débats politiques, médiatiques et intellectuels sont « saturés de représentations racialisées et souvent racistes du monde social ».
Dix ans après les émeutes de l’automne 2005, l’idée ne faiblit pas que ceux qui vivent dans les banlieues « défavorisées », et plus particulièrement les jeunes, qui sont très majoritairement français mais dont les parents ou grands-parents sont nés en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne, en Turquie ou au Moyen-Orient, ne parviennent pas à « s’intégrer », voire qu’ils ne le souhaitent pas. La lecture majoritaire des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 à Paris va, elle aussi, dans ce sens.
À cela s’ajoutent des confusions sur la religion supposée de certaines populations et sur la définition juridique de la laïcité, qui se manifestent par une crispation sur l’islam, trop souvent assimilé à l’islamisme, et plus globalement vu comme étranger à « notre » culture. La référence à une interprétation excluante de la laïcité, parfaitement contraire à son esprit initial, est brandie comme moyen de mettre à l’écart les musulmans et les musulmanes, et ce dès l’enfance.
Dès lors, la persistance d’un repli communautaire, voire d’un communautarisme – interprété comme négatif tout en n’étant jamais réellement défini –, forcément hostiles à la République et à la nation françaises, et potentiellement violents, apparaîtrait comme évidente et serait même médiatiquement actée. En d’autres termes, la jeunesse dite « d’origine immigrée » et/ou « musulmane », nouvelle classe dangereuse, serait avant tout un poids pour notre société, et jamais un atout. » (…)
Le coût de la discrimination d’un Bac+5
(…)« En pratique, tous les individus discriminés ne quittent pas le système scolaire sans qualification. Certains atteignent des niveaux de qualification jusqu’à bac + 5 ; en ZUS, ils sont 6,3 % (contre 14,3 % en moyenne nationale).
Ici, les qualifications justifieraient non seulement d’avoir un emploi, mais également une rémunération et un poste correspondant à la hauteur de la qualification. Dans les faits, nos entretiens, et conformément au modèle de discrimination statistique de Phelps (1972), montrent que les victimes de discriminations avec des profils bac + 5 sont très souvent embauchées dans des postes pour lesquels elles sont surqualifiées (bien entendu, ceci n’est pas spécifique aux personnes d’origine étrangère, mais on fait l’hypothèse qu’elles le sont plus), comme dans l’étude empirique de Bertrand et Mullainathan (2003).
Et, même en période de chômage élevé, le peu de places offertes vont plutôt être offertes à des groupes dont on a une meilleure connaissance ou image ; en d’autres termes en période de chômage le goût pour la discrimination peut être encore plus fort. Partant, un individu d’origine étrangère – tout comme une femme en fait – peut ne pas faire valoir son niveau de diplôme. À titre d’illustration, les conséquences économiques se font alors sentir si l’on prend le cas d’un individu à niveau bac + 5 occupant un poste dans une catégorie bac + 2. Nous avons ici calculé le point de vue de l’agent économique, nous évaluons donc le coût d’opportunité qui se définit par la différence entre le salaire potentiel correspondant à l’évolution du salaire médian d’un bac + 5 et celui d’un bac + 2.
Si l’on se cale sur notre raisonnement, alors, à l’échelle d’une vie, on peut estimer qu’une personne possédant un bac + 5 et ne pouvant faire valoir correctement ses diplômes, le manque à gagner pour un bac + 5 victime de discriminations est de l’ordre de 230 000 euros.
Mais ces différences salariales ont aussi un coût pour l’État et ses rentrées pécuniaires. En effet, du côté de l’État, le coût d’opportunité est la différence entre ce qu’il aurait pu percevoir en cotisations so-ciales, impôts et TVA d’un salarié recevant le salaire médian d’un bac + 5 et ce qu’il perçoit pour un salaire médian bac + 2. De plus, il faut tenir compte du fait que les études sont un investissement : la différence de coût, pour l’État, entre ces deux formations est de l’ordre de 32 000 euros : c’est autant d’argent perdu si la personne suit une carrière de bac + 2. Le cas le plus extrême impliquerait un découragement débouchant au mieux sur un niveau de productivité plus faible (entretien Mabilon-Bonfils, 2014), voire sur un retrait volontaire du marché du travail.
Nous nous contentons ici de considérer le différentiel de rémunération. On constate qu’il faut donc près de dix années supplémentaires pour compenser le différentiel de salaire. De plus, sur toute une vie de travail, le manque à gagner pour l’État est de 260 000 euros (…) Ces inégalités, dont on fait hypothèse – au vu des littératures foisonnantes sur le sujet – qu’elles sont aussi le résultat de discriminations, ont un coût que nous avons ici individualisé. Le coût global correspond bien sûr à ces simulations multipliées par le nombre d’individus qui subissent ces discriminations.