Mais en privilégiant un lien direct entre le peuple et le gouvernement, il met à l’écart les corps intermédiaires : syndicats de salariés et patronaux, dont le point de rencontre est l’entreprise.
Les partenaires sociaux seraient peu écoutés, peu influents et leur incapacité à trouver un consensus les décrédibiliserait dans l’opinion. La rue ou les ronds-points auraient donc remplacé les usines et les bureaux comme lieu de manifestation et de contestation. Autrement dit, avec les partenaires sociaux, l’entreprise est l’autre absent majeur du grand débat. Or, l’entreprise constitue l’institution centrale de nos sociétés contemporaines, autour de laquelle s’articulent de nombreux sujets évoqués à l’occasion du grand débat : pouvoir d’achat, juste reconnaissance de la place du travail, citoyenneté et participation au débat, etc.
Écarter le sujet de la réforme de l’entreprise, c’est donc prendre le risque de passer à côté d’un levier essentiel pour la résolution des problématiques identifiées à l’occasion de cette crise. Personne ne semble s’en émouvoir tant l’absence de consensus entre partenaires sociaux (syndicats de salariés contre patronat) semble inscrite dans notre histoire collective. Et pourtant… un bref regard historique nous montre que ce consensus entre partenaires sociaux a pu exister.
Un consensus trouvé, il y a 44 ans
Quand on googlise « réforme de l’entreprise », le titre d’un succès de librairie des années 1970 apparaît. Des ventes record (225 000 exemplaires) pour un ouvrage sur un sujet relativement technique pour le grand public. En effet, « La réforme de l’entreprise », publié en 1975, est le rapport issu de la commission Sudreau commandé par le président Valéry Giscard d’Estaing en 1974.
Georges Clémenceau disait : « quand on veut enterrer une décision, on crée une commission ». Mais pour la commission Sudreau, c’est l’inverse qui s’est produit, puisqu’une commission avait justement été créée pour prendre des décisions novatrices. Ses membres ont ainsi formulé 70 propositions : transformer la vie quotidienne dans l’entreprise, consacrer la place des hommes dans l’entreprise, adapter le droit des sociétés aux réalités d’aujourd’hui, revaloriser la situation de l’actionnaire, améliorer les mécanismes de la participation financière des salariés, offrir des statuts nouveaux de sociétés, promouvoir la création d’entreprises, prévenir les difficultés et aider les entreprises à y faire face, actualiser les procédures de solution des conflits du travail, insérer les finalités de l’entreprise dans celles de la société. Autant de sujets qui résonnent encore au regard des revendications actuelles des travailleurs.
Surtout, la commission Sudreau a eu le mérite de parvenir à un consensus que résumait son rapporteur général François Lagrange :
Tous les courants de pensée ont été écoutés. Nous avons apporté à Valéry Giscard d’Estaing plus qu’un rapport : un consensus. De la CGT au CNPF (actuel Medef), à peu près aucune voix ne s’élèvera pour rejeter ce qui est proposé.
Voilà une citation que gouvernement et partenaires sociaux rêveraient de pouvoir faire leur en ces temps troublés que traverse le pays…
Co-surveillance à l’allemande
Mais s’il fallait ne retenir qu’une seule proposition du rapport Sudreau, ce serait la co-surveillance, qui a d’ailleurs suscité le plus de controverses lors de sa publication. Il s’agit de la possibilité d’octroyer un tiers des sièges aux représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des sociétés. Non seulement cette préconisation est appliquée dans les entreprises allemandes avec le succès que l’on connaît, mais elle a également été préconisée par plusieurs rapports commandés par des gouvernements de tous bords (rapports Gallois et Sénard-Notat).
Pour les entreprises allemandes, la proportion peut aller jusqu’à plus d’un représentant des salariés sur deux dans les entreprises de plus de 2 000 salariés. Si l’Allemagne est l’exemple le plus connu de codétermination, en Europe du Nord, la plupart des pays compte au moins un tiers de salariés dans les conseils. Des évolutions ont été observées en France depuis les années 1980, mais les salariés sont toujours très minoritaires dans les conseils des entreprises.
Le rapport Sudreau, à l’origine de toutes réformes
La loi Pacte, dont le vote au Sénat a été déplacé au printemps, pourrait être amendée afin de prévoir davantage de salariés dans les conseils. En l’état actuel, ses dispositions restent très timides. Il s’agit pour l’instant de faire passer le nombre de salariés présents au conseil de 1 à 2 pour les conseils comprenant plus de 8 administrateurs non salariés.
La France serait-elle différente si la co-surveillance avait été généralisée aux entreprises françaises ? Difficile de répondre à la question d’un point de vue scientifique. On érige souvent les relations sociales des pays du nord de l’Europe en modèle tout en oubliant de mentionner que les salariés sont significativement associés aux décisions dans les conseils d’administration (d’un tiers à la moitié des conseils de surveillance selon les entreprises et les pays).
La co-surveillance était la mesure phare du rapport Sudreau. Menaçant l’hégémonie patronale et responsabilisant les syndicats, elle n’a jamais été mise en œuvre, comme bon nombre de propositions qui ont été peu à peu enterrées. Mais en matière de réforme de l’entreprise, le grand débat a déjà eu lieu depuis longtemps. Nous disposons dans le rapport Sudreau de nombreuses idées concrètes pour favoriser un dialogue social plus apaisé et de meilleures conditions de travail. Même si elles ne se sont pas réclamées explicitement du rapport, un certain nombre des préconisations ont d’ailleurs été reprises par des réformes postérieures. Les lois Auroux de 1982 auront même constitué, selon les spécialistes, la meilleure traduction du rapport Sudreau.
La loi Pacte ne propose pas d’avancée significative en matière de co-surveillance et le grand débat passe à côté de ce sujet. Le rapport Sudreau comprend par ailleurs 69 autres propositions dont la plupart sont encore d’actualité. Elles ont fait l’objet d’un consensus de personnalités diverses représentant tous les partenaires sociaux à une époque où les postures idéologiques polarisaient beaucoup plus le débat. S’ils souhaitent reprendre leur place dans le débat public et en avoir une dans le grand débat national, les partenaires sociaux seraient donc bien inspirés de relire le rapport Sudreau.