Mais comment s’y prendre ? Comment apporter de l’innovation dans la réalisation d’une politique économique
Le postulat de départ est simple à comprendre : c’est sur l’entrepreneur que repose une grande partie des espoirs de reprise économique. Suivant la doctrine libérale assez dominante selon laquelle une entreprise est créatrice non seulement de biens et services de consommation, mais aussi d’emplois et de richesses. C’est donc par le soutien à la croissance des entreprises que le gouvernement entend relancer la croissance économique du pays.
Mais comment s’y prendre ? Comment apporter de l’innovation dans la réalisation d’une politique économique déjà longuement testée au gré des alternances politiques et idéologiques ? Pour s’y employer, le gouvernement a changé la méthode et a tenté l’expérience d’une démocratie ouverte en ajoutant deux consultations au traditionnel et nécessaire rapport d’expertise : l’une auprès d’institutions et d’individus choisis, l’autre publique et large via une plateforme dédiée et ouverte durant trois semaines en février 2018.
Le rapport d’expertise a été remis le 9 mars 2018 par Nicole Notat et Jean‑Dominique Senard aux ministres de l’Économie et des Finances, de la Transition écologique et solidaire, du Travail, de la Justice, messieurs Le Maire, Hulot, et mesdames Pénicaud et Belloubet. Quant aux consultations, le gouvernement revendique plus de 7 700 participants, pour plus de 63 000 votes et 12 000 propositions. Bilan, après une présentation du projet de loi et de ses 70 articles le 18 juin 2018 en Conseil des ministres, le projet de loi PACTE est examiné à la rentrée parlementaire.
Le rapport d’expertise déplore la soumission de l’intérêt collectif à la finance
Mais revenons d’abord au rapport d’expertise. Rendant hommage à Karl Polanyi, économiste polonais marqué par la Grande Guerre et déjà disruptif, Nicole Notat et Jean‑Dominique Senard déplorent, dans le passage consacré à « l’objet social de l’entreprise et son intérêt collectif », la « grande déformation » que subit depuis un certain temps l’entreprise par la domination de l’économie sur le social.
Ils pointent là la soumission néfaste de l’intérêt collectif à la finance et l’actionnariat qui imposent globalement une maximisation effrénée des dividendes, donnant de fait la priorité aux politiques courtermistes. Mais si les actionnaires sont « pleinement propriétaires de leurs actions, c’est par un raccourci qu’on les présente comme propriétaires de l’entreprise ». Un biais qui permet aux actionnaires de brandir la carte du devoir fiduciaire, comme en 1919 aux États-Unis lorsque les frères Dodge ont attaqué en justice (victorieusement !) Henry Ford pour avoir augmenté le salaire de ses ouvriers… mais aussi comme cela se produit encore aujourd’hui en France dans la grande distribution où l’on assiste à une lente financiarisation des grands groupes au détriment des autres parties prenantes de l’entreprise…
Rappelant aussi que, si les mouvements sur les marchés boursiers secondaires créent de la liquidité, ils ne financent en rien les sociétés commerciales, Nicole Notat et Jean‑Dominique Senard appellent à redéfinir l’objet social et la raison d’être de l’entreprise. Pour cela, ils souhaitent réformer les articles 1832 et 1833 du code civil pour en faire les lignes directrices de la gouvernance d’une entreprise responsable. Autrement dit, une entreprise qui laisserait plus de poids aux salariés et aux organisations syndicales dans les Conseils administratifs et de surveillance.
Un projet de loi en décalage avec le rapport Notat-Senard
Audacieux, ce rapport dénote et détone pourtant avec le projet de loi n°1088, déposée en procédure accélérée en juin et analysée en commission spéciale à l’Assemblée nationale à partir du 5 septembre, à savoir notre fameux projet de loi PACTE. Audacieux rapport en effet, car il ne faut pas s’y méprendre : en nommant le projet de loi Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE), le véritable projet du gouvernement n’était pas de transformer réellement l’entreprise, sa définition et ses prérogatives, comme le souhaitaient Nicole Notat et Jean‑Dominique Senard, mais seulement de faire grandir les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME) à fort potentiel de croissance sur les marchés nationaux et internationaux.
Porté par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, c’est finalement sur l’endettement et l’investissement, sur l’actionnariat et la finance, que se bâtit ce projet de loi.
Champ d’action élargi pour la finance et les actionnaires
Certification des comptes bancaires, création d’un compte bancaire professionnel pour les micro-entrepreneurs, récompenses actionnariales pour accroître la participation des salariés dans l’entreprise, création d’un plan d’épargne en actions défiscalisées, développement des assurances-vie et de l’épargne retraite, mise en place de « jetons virtuels », ou encore promotion de l’économie sociale et solidaire (via divers labels et subventions)… Toutes ces mesures visent à élargir le champ d’action de la finance et des actionnaires plutôt que d’œuvrer dans le sens de la légitimation des actions publiques de soutien aux entreprises. Les mesures semblent toujours plus libérales, comme si elles étaient les seules viables pour une économie nationale renaissante.
Dans le même ordre d’idées, l’État n’est plus seulement un actionnaire actif et responsable devant la nation du sort des entreprises qu’il possède en totalité ou en partie : il est devenu un épargnant spéculatif et distant de la réalité entrepreneuriale. Après une opération lancée le 15 janvier 2018 avec la cession d’actifs chez Renault et Engie (1,6 milliard d’euros), puis chez Thales et EDF (8,4 milliards d’euros), c’est demain La Française des jeux et Aéroport de Paris (ADP) qui seront privatisés si le projet de loi PACTE est adopté en l’état. L’objectif annoncé est simple et cohérent : créer puis alimenter un compte épargne à haut rendement annuel, estimé entre 200 à 300 millions d’euros. La recherche de solutions est louable. Mais la solution retenue nous amène cependant à nous interroger sur la vraie vision de l’entreprise sous-jacente au projet de loi PACTE…
Quant à la protection sociale, impactée par répercussion par le projet de loi PACTE, elle tend à être marchandisée davantage encore. Elle deviendrait moins un service public à usage social qu’un éventail de produits financiers à utilité économique et entrepreneuriale. En témoigne la plaquette du projet, qui déplore que « seuls 20 % de l’épargne des Français en assurance-vie est investie en actions »…
Le duel historique capitalisation – redistribution
La capitalisation gagnerait-elle sur la redistribution dans l’esprit des porteurs du projet PACTE ? Ce duel fait rage depuis la fondation de la Sécurité sociale par les ordonnances de 1946 en déclinaison du programme du Conseil national de la Résistance (CNR). Avec le projet de loi PACTE, ce duel semble tourner nettement à l’avantage des tenants de la capitalisation.
L’épargne retraite « doit devenir un produit phare de l’épargne des Français car elle permet de préparer l’avenir, et de financer les entreprises en fonds propre », notamment par l’investissement en actions. La simplification des produits, les avantages fiscaux sous conditions ou le droit de retrait en cas d’achat d’une résidence seraient des leviers du développement commercial de l’épargne retraite, et donc des leviers du développement des assurances qui pourront vendre en parallèle des garanties complémentaires…
Finalement le projet de loi PACTE semble manquer d’ambition et d’imagination politique sur un sujet pourtant clé : le soutien au développement de l’entreprise de demain. Alors qu’il s’était engagé à satisfaire les attentes nombreuses manifestées lors des consultations internes et publiques, le gouvernement annonce déjà le possible recours aux ordonnances pour passer quelques éléments du projet de loi comme la revalorisation de l’épargne retraite ou le droit de sûreté. Alors un projet de loi PACTE, oui, mais un pacte de dupes… peut-être. Un pacte libéral, sans doute.