Cet article a été co-écrit par Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, EM Lyon
Le prix des matières premières agricoles, qui pourrait s’envoler avec le conflit russo-ukrainien, constitue un sujet sensible. Il conditionne l’accès à un besoin physiologique essentiel – se nourrir – et la pérennité économique des entreprises agricoles qui assurent quotidiennement la production de notre alimentation. Pour atteindre cet objectif, la réglementation vise à ce que les industriels et les distributeurs de l’agroalimentaire n’abusent pas de leur pouvoir de marché pour imposer des prix trop faibles aux agriculteurs.
L’une des caractéristiques des marchés agricoles en France réside en effet dans une atomisation de la production des matières premières (lait, viande, céréales, œufs, fruits, légumes, pommes de terre, etc.) et une concentration importante de la collecte, transformation et commercialisation des denrées alimentaires. Il existe 400 000 entreprises agricoles qui écoulent leurs productions dans des filières industrielles structurées concentrées autour de quatre grandes centrales d’achat.
Les marchés agricoles répondent à un schéma de concurrence oligopolistique et les enseignements de l’économie industrielle nous rappellent que, dans ce type de situation, les fournisseurs des oligopoles sont placés dans une situation de forte de dépendance. Ils se voient imposer des volumes et des prix par les grands donneurs d’ordre qui peuvent exiger des conditions tarifaires en deçà des seuils de rentabilité.
Dans ces conditions de concurrence oligopolistique et de défaillances, la « loi du marché » conduit l’entreprise agricole à des seuils de rentabilité faibles quand elle ne la condamne pas tout simplement à disparaître.
La force du collectif
Pour contrer ce pouvoir de marché considérable des industriels de l’agroalimentaire, la Politique agricole commune (PAC) propose aux agriculteurs de chaque États-membres de se regrouper à travers la mise en place d’organisations de producteurs (OP). Ces organisations de producteurs peuvent se constituer sous la forme d’une association libre ou acquérir cette qualité au sein d’une structure déjà existante, par exemple une coopérative agricole.
Dans les deux cas, elles permettent d’équilibrer les rapports de force et d’engager collectivement des négociations commerciales avec un même industriel sur un pied d’égalité. Elles constituent des outils de régulation efficaces des marchés agricoles en redonnant un pouvoir de marché aux agriculteurs.
En outre, ces organisations de producteurs permettent aux agriculteurs de reprendre la main sur le contrôle des volumes de production. À travers une organisation de producteurs, il est possible de lisser les volumes de production pour mieux s’ajuster aux fluctuations des marchés (qui se produisent fréquemment dans les filières agroalimentaires). Cette perspective de contrôle des volumes de production, qui peut sembler évidente, est aujourd’hui plus l’exception que la norme dans nombreuses filières agricoles comme dans le lait où c’est l’acheteur qui fixe les volumes et peut même infliger des pénalités quand les volumes de production ne sont pas atteints.
Les OP ont également la possibilité de bénéficier des aides de l’Union européenne et de percevoir des subventions afin de procéder à des investissements collectifs pour le bénéfice des entreprises agricoles qu’elles représentent. Cela peut se concrétiser par l’achat de matériel de collecte ou de stockage ou plus généralement d’outils susceptibles d’aider les entreprises agricoles dans leurs activités quotidiennes. Chaque organisation de producteurs peut ainsi lancer un programme opérationnel lui permettant d’obtenir des aides publiques de la PAC jusqu’à hauteur de 60 % des dépenses.
Enfin, les organisations de producteurs peuvent être le lieu où se construisent des stratégies dans une logique de développement durable. L’organisation de producteurs ne réduit pas l’entreprise agricole à un maillon taylorisé d’une chaîne alimentaire. À travers une organisation de producteurs, les entreprises agricoles ont la possibilité de penser une stratégie de différenciation et de singularisation afin de sortir d’une logique de commodité, en valorisant un ensemble de services et d’implications sur un territoire.
Avec la prochaine PAC, qui entrera en vigueur en 2023, ce qui était réservé au secteur des fruits et légumes et à la viticulture deviendra accessible à tous les secteurs, à condition que les États membres l’autorisent. Les agriculteurs auront théoriquement la possibilité de créer et de faire émerger des dynamiques d’action collective afin de sortir des négociations commerciales déséquilibrées.
La France et sa politique agricole « colbertiste »
Les organisations de producteurs fonctionnent en France depuis bientôt trente ans dans le secteur des fruits et légumes avec de réels succès. Ces organisations de producteurs disposent d’une dérogation au droit de la concurrence qui leur autorise non seulement à concentrer l’offre, mais également à négocier les prix et les volumes.
Elles tardent en revanche à émerger comme des acteurs forts dans les secteurs du lait et de la viande en raison de la structuration historique de ces filières autour de relations structurellement favorables à l’aval (transformation et distribution) au détriment de l’amont. Du côté des groupes privés, songez par exemple que le groupe Bigard (Charal) pèse 4 milliards d’euros : n°1 de la filière viande en France et n°3 en Europe (transformation), il représente 2 steaks hachés sur 3 vendus sur le territoire national. Il en est de même dans le secteur laitier où Lactalis, 20 milliards de chiffres d’affaires, privilégie la gestion individuelle des volumes de « ses » producteurs.
Par ailleurs, les autres acteurs majeurs de ces filières, à savoir les coopératives, ont en partie perdu leur raison d’être initiale, comme nous l’avons montré dans nos recherches. À l’instar des producteurs, elles restent soumises à une domination économique et politique des grands acteurs privés. C’est ainsi tout l’enjeu de leur donner également accès à ces financements de la PAC pour qu’elles se donnent à nouveau les moyens de répondre à l’enjeu d’émancipation économique de leurs adhérents.
Depuis la fin des années 1980, la politique agricole française peut assez facilement être qualifiée de « colbertiste » puisqu’elle vise à faire émerger des champions nationaux (aussi bien coopératifs que privés). Mais cette concentration des acteurs industriels ne produit pas les effets escomptés au niveau des agriculteurs. Elle conduit même à les aggraver faute d’un ruissellement spontané de la valeur ajoutée pour le bénéfice des agriculteurs. Les récentes lois EGalim 1 et 2 apportent à cet égard des effets limités.
Cette logique a conduit à mettre les fermes sous la tutelle et l’influence de grands donneurs d’ordres embarqués dans des luttes commerciales à l’échelle mondiale.
Après quinze ans de cavalerie législative pour essayer de mieux rémunérer les entreprises agricoles et équilibrer les relations commerciales, la France pourrait sans doute s’appuyer utilement sur certains outils de la Politique agricole commune, notamment dans sa prochaine version, afin de donner aux entreprises agricoles l’autonomie et le pouvoir d’agir qu’elles méritent.
Cet article a été co-écrit avec Frederic Courleux, ingénieur agronome et ingénieur du Génie rural, eaux et forêts. Il est actuellement conseiller politique agricole au Parlement européen après avoir été membre du Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture puis directeur des études et de la recherche du think tank Agriculture Stratégies.