Cet article a été co-écrit avec Bénédicte Jamin, Docteure en sciences de gestion, enseignante contractuelle et chercheure, Université d'Artois
Au-delà du communiqué officiel et de ses éléments de langage repris de façon commune dans toute la presse, comment peut-on analyser la nomination de Laurence des Cars à la présidence du musée du Louvre à partir de septembre 2021 ?
Plus grand musée du monde, symbole de la révolution française, c’est un outil majeur de la diplomatie culturelle française. Nous proposons ici d’analyser une décision plus complexe qu’elle n’y parait, à l’aune de 25 ans de recherche sur la stratégie et l’organisation du Louvre pour éclairer la campagne de sélection. L’article s’appuie sur les enquêtes longitudinales qualitatives que nous avons menées sur les différentes périodes du Grand Louvre depuis sa création.
L’histoire organisationnelle du Grand Louvre
L’histoire organisationnelle du Grand Louvre présente quatre phases : la fondation sous la présidence de Michel Laclotte (1987-1995), la consolidation avec Pierre Rosenberg (1995-2001), le développement avec Henri Loyrette (2001-2013), la stabilisation, voire une forme de repli, avec Jean‑Luc Martinez (2013-2021) dont le deuxième mandat s’est achevé dans une crise interne et médiatique pointant les limites de sa gestion plus controversée que celle des trois présidents précédents.
Dans ce contexte, malgré des félicitations officielles au président sortant qui mettent en avant un record de fréquentation de 10 millions de visiteurs en 2018 et une politique d’accès au musée, bilan qu’il défend lui-même fortement dans sa candidature à un troisième mandat, l’Élysée lui refuse, pour choisir Laurence des Cars, actuelle présidente du musée d’Orsay, très proche d’Henri Loyrette.
Poursuivre le « Très Grand Louvre » d’Henri Loyrette
La nomination de Laurence des Cars s’inscrit dans la droite filiation des valeurs de la présidence d’Henri Loyrette. Il existe de nombreuses similitudes entre les éléments de son programme – Louvre 2030 – et « l’agenda décisionnel » d’Henri Loyrette dans les années 2000-2010 : « accroître la vocation universelle du musée » constituait déjà un noyau central, avec trois principaux objets de décision : « la politique d’ouverture sur les collections », « le progrès de la connaissance » et « la transmission au plus grand nombre ».
Quant au vœu de la future présidente de créer un département des Arts de Byzance et des chrétiens d’Orient, Henri Loyrette l’avait déjà exprimé dès 2011. Un projet abandonné par Jean‑Luc Martinez à son arrivée en avril 2013 et dont Henri Loyrette parle encore avec regret en 2021.
Deux héritières en lice
Dans cette campagne pour diriger le Louvre, deux candidates étaient en lice à distance, qui pouvaient revendiquer son héritage, mais de manière très différente. Henri Loyrette a été engagé dans sa confiance donnée aux femmes qu’il a toujours encouragées à prendre des responsabilités comme le montrent ci-dessous les carrières de ces dirigeantes de musées nationaux.
D’un côté, Sophie Makariou, conservatrice générale du patrimoine, issue du musée du Louvre, incarnant à la fois la diversité et la disruption, avec une compétence majeure sur l’Orient, le monde islamique et l’Asie, qui aurait pu permettre de redéployer l’ambition internationale affaiblie du musée. Née d’un père chypriote et d’une mère française, Sophie Makariou a voué le début de sa carrière à ce que son histoire familiale lui donnait pour ennemi : l’Islam, pour comprendre et « réparer ».
Entrée au Louvre à 26 ans, plus jeune conservatrice du musée, elle se consacre à partir de 2001, à la demande d’Henri Loyrette, à la création du département des Arts de l’Islam, inauguré en 2012. En 2013, elle prend la présidence du musée national des arts asiatiques-Guimet, où elle accomplit un travail remarquable de relance du musée. Donnée un temps favorite au motif d’un profil brillant pour le musée, l’administration française lui préfère un profil plus classique cependant ouvert à l’innovation.
Laurence des Cars, également conservatrice générale du patrimoine, issue du musée d’Orsay. Venant d’une très ancienne famille aristocratique, elle partage avec Henri Loyrette la même passion pour la peinture du XIXe siècle. En 1994, alors qu’il préside Orsay, il propose à la jeune conservatrice son premier poste. En 2007, elle prend la direction scientifique de l’Agence France Museum pour conduire, sous l’égide de son mentor devenu entre-temps président du Louvre, l’ambitieux projet du Louvre Abu Dhabi qu’elle n’a pu mener à bien en raison de relations tendues avec les Émiriens.
En 2014, elle est nommée directrice du musée de l’Orangerie, avant de devenir à son tour présidente du musée d’Orsay pendant 3 ans. Elle y mène notamment le chantier « Orsay grand ouvert », pour le rendre plus accessible aux jeunes générations.
Un Louvre contemporain et ouvert à la jeunesse ?
Le projet de la nouvelle présidente du Louvre est louable, mais il n’est pas tout à fait neuf. Il semble tout autant lié au projet politique du président Macron, à la sortie de la crise du Covid-19 afin de reconquérir la jeunesse (dans la ligne du pass Culture) en vue de l’élection de 2022, qu’en rapport avec les réels enjeux du musée.
Il a toujours été dans l’identité même du Grand Louvre que d’être inscrit dans son temps présent : au début des années 1980, François Mitterrand refonde le musée pour en faire avec Jack Lang et Michel Laclotte le Grand Louvre, à la pointe de la modernité des plus grands musées du monde et accessible aux foules qu’on connaît. Henri Loyrette mène avec Marie-Laure Bernadac une ambitieuse politique d’art contemporain avec des commandes d’œuvres auprès de grands artistes, comme cela a toujours été la tradition du Louvre et invite, pour des « Cartes blanches » pluridisciplinaires, différents créateurs comme Toni Morrisson et son exposition « Corps Etrangers », Patrice Chéreau, Umberto Eco, Enki Bilal.
Les jeunes sont inclus dans le Grand Louvre dès le début, sous les présidences de Michel Laclotte puis Pierre Rosenberg. A la tête du premier service des publics, Jean Galard et Claude Fourteau instaurent une importante politique de médiation et d’édition pour les enfants ainsi qu’une action phare, « Les dimanches gratuits », remplacés après 2014 par des mesure plus ciblées. Henri Loyrette crée les nocturnes gratuites reprises par Jean‑Luc Martinez.
Il réalise surtout le Louvre-Lens dans un ancien bassin minier qui compte une des populations les plus jeunes de France et dont l’ambition est d’attirer en priorité un public local éloigné des pratiques culturelles. Si l’architecture du bâtiment de Sanaa et la muséographie de la galerie du Temps très pédagogique, sont particulièrement actuelles, la diversification des publics a cependant été discutée depuis l’ouverture.
Enfin Jean‑Luc Martinez avait pour objectif de rendre le Louvre moins élitiste et peut se targuer, entre autres, d’avoir créé la Petite Galerie, attiré les jeunes en accueillant Beyoncé et Jay-Z pour le tournage d’un clip (près de 250 millions de vues sur YouTube), ou encore avec la série Lupin de Netflix.
Reste à rapprocher les expositions des enjeux de société, peut-être, comme le font très bien depuis longtemps les Anglais, les Américains ou les Québécois, mais dans cet autre modèle de l’inclusion sociale qui n’est pas celui de l’universalisme français. Guy Cogeval avait initié cette pratique à Orsay, poursuivie par Laurence des Cars avec cette exposition remarquée sur « Le modèle noir » en 2019. De ce point de vue, la candidature de Christophe Léribault, qui enchaîne au Petit Palais des expositions jugées audacieuses et transdisciplinaires, avait aussi du sens.
D’une façon générale, l’innovation sociale (le terme n’est pas mentionné dans le communiqué de presse, ni le nom du Louvre-Lens), sera à affirmer de façon plus poussée et plus concrète dans la politique des publics.
D’autres enjeux majeurs d’innovation
En vertu de sa proximité avec Henri Loyrette, cette nomination de Laurence des Cars peut ainsi être interprétée comme la reconnaissance du leadership, du bilan et de la stratégie expansionniste de l’ancien président : Arts de l’Islam, Louvre-Lens, Louvre Abu Dhabi, politique internationale active (expositions et fouilles), création de la marque et essor du mécénat avec le premier fonds de dotation français.
En duo avec un administrateur général Didier Selles particulièrement efficace, il a très fortement transformé le musée, après les années 2000, dans la continuité de la vision de Michel Laclotte et de l’administratrice générale Brigitte Joseph-Jeanneney, d’un Louvre conçu et réalisé comme un laboratoire expérimental, ce qui a permis d’en faire « une bureaucratie performante » avec un rôle d’entraînement pour l’innovation des musées en France.
C’est bien cela qu’il s’agit de retrouver aujourd’hui, en réinvestissant fortement la stratégie et l’organisation du musée : entre autres la gouvernance, la place à redonner aux départements, la confiance aux équipes avec une gestion concertée des projets, l’international à reconquérir, le national à mieux valoriser, la marque à diriger, la stratégie numérique à ouvrir.
Souhaitons à Laurence des Cars de réussir à poursuivre ce projet d’Henri Loyrette d’un Louvre pleinement contemporain.