Crises en série
Peut-on penser autrement alors que nous vivons aujourd’hui une crise majeure ? Une crise financière tout d’abord, face au dévissage historique des marchés financiers et à l’incapacité des acteurs à temporiser pour revenir à une logique d’investissement de long terme, ancrée vers l’économie réelle et la société, plutôt que de recherche de création de cash et de maximisation de la valeur actionnariale de court terme.
Une crise économique qui démontre que nos modèles de production et de consommation prônant une croissance infinie dans un monde fini sont exsangues.
Une crise sociale, mettant en lumière la paupérisation et l’abandon de la santé publique (malgré l’abnégation et le dévouement total de ses membres), et donc la fragilité des populations les plus démunies et les plus exposées, oubliées par un système qui favorise le démantèlement progressif des acquis sociaux protecteurs de tous.
Une crise scientifique, avec le bal des ego des spécialistes froids de la dispute de laboratoire en temps d’urgence.
Enfin, une crise politique, avec une population qui ne fait plus confiance à ses représentants et en la démocratie, n’espère plus, perd ses illusions et ses rêves, et finit par se jeter, perdue, dans les bras racoleurs et cajoleurs de pouvoirs illibéraux et extrêmes, avec une volonté de se refermer sur soi plutôt que de s’ouvrir à l’Autre au sens de Lévinas… Oui, face à ce constat, nous pouvons affirmer que nous sommes en crise.
La crise est une sorte de carrefour entre la vie et la mort, entre un ancien et un nouveau monde, une période entre deux époques. La crise n’est pas un état mais une dynamique, celle du changement d’époque. Son étymologie convoque conjointement les notions de faculté de distinguer, de contester, de décider. Alors oui, nous sommes en pleine crise, car face à l’effondrement d’un système qui ne répond plus à la réalité du monde, il est de notre devoir de « distinguer » l’essentiel du superflu, de « contester » les dérives d’un ancien temps pour « décider » de ce que nous devons changer.
Passer à un autre système
Il n’est plus temps de dénoncer, il faut énoncer… parce que nous sommes en crise. C’est l’enjeu de la métamorphose qui propose une recomposition, une mise en forme nouvelle et réflexive : c’est la meta morphosis, la reformulation pensée de l’existant pour l’après, dans tous les domaines mis sur la sellette par la crise.
Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.
Car il demeure vrai, même en ces temps difficiles, que le pire n’est pas certain et que nous pouvons, collectivement, œuvrer à métamorphoser notre monde. C’est en tout cas le rôle de l’enseignement supérieur et des enseignant-chercheurs d’y contribuer dans leurs disciplines.
Cela nécessite d’accepter d’opérer une révision conceptuelle et d’envisager de passer à un autre système sans nécessairement faire table rase du passé. Car les contradictions d’un système secrètent les bases de leur propre dépassement dans une vision hégélienne du changement où toute action provoque sa réaction contraire. Nous sommes à l’heure de la nécessaire organisation de la complémentarité des contraires dans tous les domaines.
Il faut à présent nous ajuster au réel et non plus continuer à croire que nous allons pouvoir le soumettre. Au contraire, il faut maintenant accepter avec modestie, avec humilité, ce que le monde nous propose, consentir à faire avec, accepter de gérer l’ainsité des choses. C’est revenir à la logique du bricoleur que Claude Lévi-Strauss nous suggérait déjà dans La pensée sauvage, celui qui a pour projet d’optimiser ce dont il dispose, avec les moyens du bord.
Cela doit d’abord concerner notre vision épistémologique de l’économie pour nous amener, il faut l’espérer, à revenir à ce qu’elle est réellement : la gestion du foyer. L’économie doit redevenir politique pour nous permettre d’habiter le monde et non le détruire. Elle doit réintégrer sa place qui est de servir l’objectif sociétal, et la finance doit être l’outil qui lui permettra d’atteindre cet objectif.
Une société résiliente
Cette image du réencastrement, chère à Karl Polanyi, rejoint la vision de Dominique Dron, qui nous invite à observer la nature pour comprendre les mécanismes de résilience et d’autorégulation des écosystèmes naturels, qui font partie des systèmes complexes au même titre que les systèmes financiers. Cette observation attentive devrait permettre de mettre à jour les principes qui assurent leur longévité et de s’en inspirer, notamment le principe de hiérarchie dans laquelle le sursystème est la condition d’existence du système inférieur, avec un risque de voir l’écosystème mourir lorsque cette relation hiérarchique et d’encastrement ne se fait plus.
Si la finance rejoint son lit et reprend sa place de sous-système dans le sursystème économique et l’écosystème sociétal, alors peut-être deviendrons-nous enfin une société résiliente, encastrée. La finance, qui s’est érigée elle-même au rang de science, reste un outil, qui se doit d’être utile, au service de la société, et non pas dominant, prédateur et destructeur, finissant par dévorer les entreprises ainsi que les femmes et hommes qui les composent, comme Cronos ses enfants.
Ce principe d’encastrement dépend du projet écosystémique sociétal que nous voulons porter. Souhaitons-nous une société individualiste dépassée, centrée sur le « moi minimal », comme le souligne Christopher Lasch, favorisant le conformisme et l’immobilisme, ou une société du bien commun et du vivre-ensemble solidaire ? Un Etat régalien sans option humaniste ou un Etat héritier de l’Etat-providence qui fait de la santé un précieux bien commun ? Une société dans laquelle « toutes les existences humaines n’ont pas un droit moral à la préservation », selon la terrible sentence d’Hayek, ou une société dont « on mesure le degré de civilisation au sort qu’elle réserve aux plus démunis », selon la formule de Fourier ? Question de choix philosophique… Souhaitons-nous des premiers de cordée uniquement dans la start-up nation ou avons-nous – enfin – compris que le sel d’une société tient aussi dans ses métiers essentiels du quotidien que sont les artisans, les soignants, les commerçants, les enseignants… tous ces métiers qui font qu’une société continue à vivre. Il faut relire la parabole de Saint-Simon…
Plusieurs mondes de l’entreprise
Pour finir, quelles places et quelles formes pour les entreprises demain ? Il faut imaginer un système entrepreneurial complexe qui hybride les firmes multinationales et les entreprises artisanales territorialisées, les grandes structures de services et les travailleurs indépendants, mais qui permette la protection de tous.
Il faut imaginer plusieurs mondes de l’entreprise et non pas un monde de l’entrepreneuriat à deux vitesses. Ces différents mondes de l’entreprise devront néanmoins se rejoindre sur un point : leur capacité à s’inscrire dans une vision sociale partagée et la réalité de leur cohérence avec les grands équilibres du développement durable et responsable choisi collectivement. L’entreprise d’après, l’entreprise métamorphosée, sera alignée sur un autre vivre-ensemble, sur une considération respectueuse de toutes ses parties prenantes dans une logique de gestion optimisée du bien commun qu’elle représente et qu’elle incarne.
Quoi qu’en disent les représentants du conformisme, dans un dernier essoufflement, l’ancien monde n’est pas adapté à la situation de crise que nous vivons, et ne le sera pas plus après. Arrêtons de défendre ce modèle destructeur, le cautionner, ne pas le brusquer. Soulevons le couvercle, sortons la tête, et acceptons de comprendre, avec humilité, que nous ne commandons rien, que nous devons nous mettre au diapason et à l’écoute, et surtout que nous avons en chacun de nous, dans sa discipline, sa spécialité, sa vie, mais également collectivement, la capacité de relever ce défi.
C’est une question de résilience (resilire), c’est-à-dire de rebonds. Cette crise doit nous servir à rebondir et métamorphoser le monde dans lequel nous voulons vivre. Chacun doit amener sa pierre pour la construction de l’édifice afin de rendre l’improbable possible et de tout repenser. Comme le souligne Edgar Morin dans son Eloge de la métamorphose, « tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains… ». Cela a déjà commencé…