La littérature médicale indique que les évènements traumatiques de masse (le 11 septembre, le SARS de 2003, la crise des subprimes, la crise de 1929) induisent une montée du stress et de l’anxiété dans la population favorisant la hausse de la consommation d’alcool.
En corollaire, une hausse de la consommation d’alcool peut représenter une mesure indirecte du degré d’angoisse et de stress lors d’évènements traumatiques.
La singularité de la pandémie de Covid-19 est qu’elle génère une triple montée de l’anxiété et du stress chez les individus : la peur du virus lui-même, la peur de la crise économique induite et la peur de l’isolement liée aux mesures de distanciation sociale.
De façon inédite, on trouve en germe dans cette pandémie trois déterminants majeurs de la hausse de la consommation d’alcool : les craintes relatives à la santé, l’économique et le social.
Identifier le rôle de chacune de ces trois dimensions de la hausse, avérée, de la consommation d’alcool depuis l’émergence de la Covid fournirait un guide utile au décideur public confronté à des choix opposant souvent les dimensions socio-économiques à la dimension santé.
En particulier, les décisions sur le fait de confiner ou non les populations, de durcir ou d’assouplir les règles de distanciation sociale, se font sur la base d’un arbitrage entre le coût social et économique des mesures et le gain en matière de santé publique (moindre contagion et donc moindre mortalité et hospitalisation).
La décision du gouvernement français fin janvier 2021 de repousser l’idée d’un troisième confinement de la population, ou encore celle du gouvernement italien concernant l’ouverture des restaurants, contre l’avis des médecins, révèle l’évolution de cet arbitrage.
Il laisserait penser que les gains en matière de santé seraient inférieurs aux coûts socio-économiques.
Ce choix politique correspond-il aux angoisses de la population française face à la pandémie et pourrait-il réduire le niveau collectif d’anxiété et de stress ?
La peur de la crise économique
Un élément de réponse à cette question vient de l’analyse de la fréquence de la consommation de vin des Français (l’alcool le plus bu dans ce pays) pendant le premier confinement du printemps 2020.
L’étude, en cours de publication, repose sur une enquête auprès de 1 374 Français lors de la deuxième quinzaine du mois d’avril 2020.
Outre qu’elle révèle une hausse de la fréquence moyenne de la consommation d’alcool, comme cela a été largement le cas dans les pays européens, elle permet surtout d’identifier les raisons de cette hausse.
L’étude distingue en effet les trois dimensions de la montée du stress générée par cette crise. Sur le plan social, elle prend en compte le sentiment d’isolement et de repli sur soi, à travers un indicateur composite reposant sur plusieurs questions.
Sur le plan économique, elle interroge via une échelle de valeurs les répondants sur leur peur de la crise économique. Même chose sur le plan de la santé où la question porte, via une échelle de valeur équivalente, sur la peur du virus.
Le reste des questions de l’enquête contrôle l’exposition au risque des répondants à travers deux grandes familles de variables.
La première concerne le statut social des répondants (composition du ménage, genre, âge, secteur d’activité, habitudes de consommation et d’achat de vin, etc.), la seconde mesure l’exposition au risque sanitaire.
En fonction de la localisation du répondant sont comptabilisés le nombre de décès et d’hospitalisations dans son département de résidence, ainsi que le classement par couleur – rouge, orange, vert – du département réalisé par les autorités au regard du nombre de cas d’infection.
Les résultats montrent clairement un impact significatif des variables socio-économiques sur la hausse de la fréquence de consommation de vin en France à cette période.
En particulier, la peur de la crise économique émerge comme l’effet le plus robuste et le plus marqué. Le sentiment de repli sur soi aurait un impact moindre sur le plan statistique.
En revanche, la peur du virus en lui-même, dans l’absolu, mais aussi en relatif au regard de la situation sanitaire dans le département, n’aurait pas d’impact sur la fréquence de consommation de vin.
L’effet de la crise économique apparaît indépendant de la situation sanitaire prévalant dans le département de résidence des répondants. De même, cet effet s’émancipe des caractéristiques socio-démographiques des ménages.
Comme le révèle leurs craintes, les Français auraient donc, dès le premier confinement, évalué la situation et arbitré entre le socio-économique et le sanitaire.
Les réticences fortes à l’idée d’un troisième confinement s’inscrivent dans la continuité de leur sentiment premier.
Arbitrage entre sanitaire et socio-économique
Ainsi, la santé économique les inquiéterait plus que la santé tout court. Lutter contre la hausse de la fréquence de consommation d’alcool passerait dès lors principalement par une amélioration de la situation économique perçue.
Le soutien des activités économiques semblerait être un levier d’action à privilégier pour atténuer les angoisses et prévenir la dérive vers d’éventuels comportements addictifs.
Faut-il en conclure que la lutte contre la crise économique doit primer sur la lutte contre la crise sanitaire ?
Ce serait ignorer la causalité entre ces crises. Lutter en amont contre le virus permettrait bien entendu de tuer le mal à la racine et induirait par conséquent une nette amélioration socio-économique.
Néanmoins, la question du dosage entre les aspects sanitaires et les aspects socio-économiques mérite d’être posée.
Le paradigme de « la santé avant tout » apparaîtrait en décalage avec les angoisses de la population. Ce paradigme ne doit pas étouffer toute forme de débat.
C’est ainsi une question éminemment politique de choix collectif qui se pose.
Le chemin est étroit, car si l’on peut agir pour l’économie et la santé de concert, un arbitrage fort entre la crise sanitaire et la crise socio-économique semble devoir persister dans les mois qui viennent.
En particulier concernant le secteur du tourisme, des loisirs et de la culture, autant de secteurs clés pour notre économie comme pour notre bien-être.
Le choix de ne pas reconfiner pourrait ainsi constituer le prélude d’un glissement du paradigme sanitaire vers une approche plus multicritères centrée sur les aspects socio-économiques.
Cet article a été co-écrit par Jean-Marie Cardebat et Benoît Faye