La difficulté extrême dans laquelle se trouve notre système de santé face à la pandémie est due à son extrême violence ; elle serait aussi la conséquence du «démantèlement de l’Etat providence» et du fait que, depuis des lustres, l’hôpital serait « la bête noire des pouvoirs publics ». Ces critiques sans nuance, que vient contrebalancer le soutien exceptionnel que toute la population française apporte et devra pendant des mois encore apporter à ses soignants, ne sont pas nouvelles. Mais, paradoxalement, ce jugement sans appel rassure car il permet de cibler un ensemble de responsables : globalement les ministres de la Santé et leur administration aux commandes depuis la fin des années 1970.
Ainsi, malgré les changements de majorité politique et aveuglés par la pensée néolibérale, c’est à une entreprise de démolition systématique à laquelle tous et toutes se seraient livrés. Une fois ce constat posé et les boucs émissaires identifiés, il ne reste plus qu’à énoncer la solution : reconstruire un système de santé «cassé» et «démantelé» en faisant, enfin, de la santé une priorité, c’est-à-dire en y affectant, enfin, des moyens conséquents. Convenue et rassurante, attendue et souvent efficace, facile et accessible, cette solution est bienvenue. C’est que son caractère familier possède une vertu considérable : présente bien avant le problème, elle évite de l’identifier avec précision.
Certes, la France a connu sa tentation libérale. Par exemple, l’insistance mise à évoquer le concept trompeur de « l’hôpital-entreprise » aurait pu jouer un sale tour à l’hôpital public. En effet, c’est au nom de ce leurre que la tarification à l’activité (la fameuse T2A, ersatz de tarification à l’acte) a failli devenir le seul mode de financement de l’hôpital. Mais suite, notamment, à un rapport de l’actuel ministre, Olivier Véran, et via le plan « Ma santé 2022 », porté par la ministre précédente, la T2A était sur le point d’être fortement limitée. De fait, ces retournements de modalités de financement, ces palinodies de « modes » de gouvernances, l’hôpital en a connu et en connaîtra encore. Car le malaise des professionnels de santé est un des traits structurels, à vrai dire, un levier de la négociation-confrontation entre l’Etat et l’ensemble des protagonistes du secteur.
L’accroissement de l’emploi sanitaire
Car, oui, l’hôpital et ses personnels manquent de moyens comme tout le système de santé et médico-social ; car oui, il faudra augmenter ces moyens et les citoyens, éclairés, qui seront sur ce point plus vigilants qu’avant la pandémie. Mais le niveau actuel des ressources n’est pas le résultat d’un rationnement, volontaire et orchestré, pour la bonne raison que cette politique n’a jamais existé, du moins en France. Ainsi, par exemple, depuis les années 1980, la part du PIB consacré à la santé n’a cessé d’augmenter et le reste à charge moyen des malades contenu à moins de 10%. De même, l’emploi sanitaire s’est régulièrement accru pour avoisiner les deux millions de professionnels dont la formation est devenue l’une des meilleures du monde. Quant aux nombreuses réformes institutionnelles, elles ont toutes ont eu pour objet de rationaliser l’offre sans la rationner : création des Agences régionales de santé, extension du champ de la Haute Autorité de santé, encouragement des gouvernances territoriales, incitation à la coopération entre professionnels et la recherche d’une meilleure localisation des ressources. Il va sans dire que les critères et les attendus de cette rationalisation (par exemple privilégier les malades chroniques et graves, favoriser la «médecine par les preuves» ou bien encore, encourager les soins individualisés au détriment de la santé publique) peuvent être discutés et ils le sont.
Mais alors que se passe-t-il puisque le malaise est bien présent et que les revendications sont à la fois nombreuses, quasi unanimes et, pour la plupart, justifiées autant que légitimes ? Esquissons une réponse, ou plutôt, mettons en débat une tentative d’explication. En santé, comme en éducation, les besoins sont infinis. S’il en était besoin en atteste le vieillissement de la population dû, pour partie, aux succès de la médecine, l’augmentation des maladies chroniques, la qualité croissante (technique et humaine) des prises en charge de plus en plus souvent au domicile, la demande d’égalité d’accès aux soins et à un accompagnement social, etc. Dans cette configuration, accroître l’offre revient à révéler des demandes correspondant à un besoin réel mais non encore satisfait.
Tel le rocher de Sisyphe
Cette course entre besoins, demandes et offre est donc perdue d’avance. Pourtant, si elle est sans fin, elle n’est pas sans finalité. En effet, c’est elle qui pousse les chercheurs à trouver, les professionnels à innover, les politiques à réformer, les citoyens à réclamer. Mais cette course n’a pas de ligne d’arrivée. Comme l’horizon le but (satisfaire les besoins) recule alors qu’on croit s’en approcher.
C’est pourquoi, affronter les crises sanitaires, actuelles et à venir, consiste d’abord à admettre que ce décalage irréductible entre ressources et besoins est constitutif de l’action publique en santé. Mais admettre n’est pas renoncer. C’est la première étape d’un travail de dévoilement qui doit nous conduire à réfléchir démocratiquement, aux moyens d’utiliser au mieux les ressources disponibles quels que soient leurs niveaux. Loin des règlements de comptes dont on pressent ces jours-ci, les signes avant-coureurs, cette approche devra orienter le bilan qui sera fait de l’action des uns et de l’inaction des autres. Citoyens compris. Car la pandémie nous aura rappelé que remplir nos devoirs citoyens est le meilleur moyen de défendre notre droit à la santé.
Article paru sur le site liberation.fr le 02/04/20.