Si un consensus existe aujourd’hui autour des sujets de transition écologique, énergétique et sociale, c’est bien celui du financement ! Tous les rapports proposés par les pouvoirs publics, les think tanks, les instances supranationales ou les scientifiques vont dans le même sens : le trou de financement est encore béant, il faut mobiliser le capital (privé principalement) pour réaliser les objectifs tracés par les Accords de Paris en 2015, où les Objectifs de Développement Durable (ODD) dessinés par l’ONU dans le cadre de l’Agenda 2030.
Les débats qui animent les sphères politiques, académiques et professionnelles sont donc nourris de la question quasi-exclusive du financement, et se sont même créé un écosystème à part entière : la finance durable (ou verte, ou responsable, ou dernièrement « d’impact »). Toutes les solutions sont abordées pour boucher ce fameux trou basé sur différentes estimations, plus ou moins proches les unes des autres, de ce qu’il faudrait mobiliser comme capitaux pour financer la grande transition : levier fiscal ? taxe-carbone ? fléchage de l’épargne ? monnaie écologique et politiques monétaires vertes ? annuler la dette publique pour investir massivement sur les projets ? réguler au niveau prudentiel ? inciter les capitaux privés à dériver vers les projets verts et rouges, tout en sortant du brun… ?
Mais à vouloir trouver des réponses, personne ne s’est réellement demandé si la posture ontologique était la bonne… Doit-on parler du « comment » ou plutôt du « pour quoi » ? Dans une logique de construction, le projet précède toujours le financement. Imaginons que demain, nos sociétés disposent de tout le capital nécessaire pour financer les projets, les ODD, et la fameuse « transition » : qu’allons-nous alors faire ? Serons-nous la poule face à son couteau ou alors prêt à agir vite, efficacement et dans une logique d’anticipation et de planification ? C’est l’analogie « EuroMillions » : que se dit le gagnant le jour où il gagne la loterie : a-t-il anticipé cette situation, l’a-t-il planifié, a-t-il défini ses besoins réels ? Ou fait-il des choix par défaut, conformistes et dans une logique pure de consommation… ? La question centrale, avant celle du financement, reste donc celle du projet de société que l’on va embrasser, donc le « pour quoi ».
Dans un monde de croissance verte, l’idée est le « découplage », c’est-à-dire continuer de produire, consommer, croître et s’enrichir sans porter atteinte aux écosystèmes. Nous produisons donc un nouveau monde composé de voitures, trottinettes et vélos électriques, d’avions à hydrogène, d’intelligence artificielle, de machines à capturer du carbone, émis ou à émettre, tout en continuant de ravager des forêts (et donc la biodiversité), artificialiser les sols, et extraire des métaux rares (aluminium, cuivre, dysprosium, neodymium, lithium, cobalt, manganèse…) pour créer les batteries électriques, les carrosseries et les technologies nécessaires à nos voitures et objets connectés, que nous interchangeons à foison. Où en est la réflexion de l’avion à hydrogène ? Il faudra des décennies pour maitriser les technologies et l’innovation, avec un hydrogène majoritairement conçu avec des énergies fossiles plus que durables. Tout ceci pour continuer de partir en séjour Airbnb pour un concert à Barcelone et faire un aller-retour rapide pour aller à l’opéra de Vienne ?
La question est bien celle du « pour quoi ? », mais également « pour qui ? ». Le fossé se creuse de plus en plus en pays du Nord et pays du Sud, dans une forme d’asservissement de ces derniers, à l’empreinte carbone nulle ou quasi-nulle, pour les premiers, aux besoins énergétiques sans commune mesure. Mais au niveau micro, il se creuse également entre les grandes métropoles et mégalopoles, et les territoires, voire la ruralité, où certaines zones sont abandonnées d’un point de vue des services ou des transports, ou de l’accès à la ressource ou à l’énergie. Combien de foyers sont non raccordés à l’eau courante ? Les adductions d’eau potable dans les circuits ruraux observent en moyenne 40% de fuites (c’est-à-dire de l’eau perdue !), contre 15 à 20% dans les zones urbaines. Combien de personnes dépendent d’une ligne électrique défectueuse qui fonctionne 50% du temps ? Dans ces zones oubliées, la sobriété a toujours été la seule religion…
La croissance verte reste à ce jour un problème de riches. A qui profite la transition ? La grande majorité de la population mondiale se fiche de prendre un avion ou un bateau à hydrogène. Elle a juste besoin de manger, se soigner, boire… Qui s’exprime lorsqu’il dit qu’il n’est pas prêt à ralentir et redéfinir ses besoins ? Les êtres humains dans leur ensemble ou une minorité d’élus et de privilégiés… ? Il faut mettre les économies occidentales au régime et stopper la consommation verte basée sur le pillage de la ressource énergétique du voisin, accentuant les conflits géopolitiques et nationalistes. Après la colonisation industrielle, la colonisation écologique ?
Planifier et définir la question du besoin revient à concevoir le modèle de société dans lequel la ressource peut être gérée : combien de biens matériels pouvons-nous concevoir ? Avec quelle priorité ? Favorisant nous la croissance financière à la croissance du bien-être écologique et social ? Il s’agit de réduire, ce qui engage un rapport un temps. En d’autres termes, ralentir, au sens propre comme au sens figuré. Notre appétit gargantuesque pour la ressource engage un rapport à l’immédiateté et l’instantanéité. La solution réside certainement dans notre capacité à aller moins loin en permanence et redécouvrir ce qui nous entoure mais que nous ne voyons plus. Voir des tomates pousser dans un champ à côté de chez soi et faire 10 kms pour aller en acheter des Espagnoles est une aberration qu’il faut pouvoir stopper. L’agriculture doit être partout pour favoriser la proximité, et surtout très proche des villes, pour favoriser les transports doux et donc les chaînes logistiques raccourcies. La question inhérente à cette réflexion est donc celle du modèle de ville que nous voulons construire, de leurs tailles, de la qualité de leurs logements, de leur autonomie en ressource. De quelle ressource disposons-nous, de combien, et que pouvons-nous faire avec, sans mettre en péril les écosystèmes et le vivant ? Réduire le temps et le volume aurait également pour conséquence de renforcer la résilience et la justice territoriale, dans une vision atomisée, circulaire et plus courte.
Il s’agit donc de sortir d’un circuit financiarisé, où une croissance en pousse une autre. L’effet expansionniste de la transition énergétique augmente son empreinte écologique. Réduire les émissions de gaz à effet de serre mais anéantir la biodiversité n’a aucun sens. L’impact ne pourra se faire que dans une vision micro, résiliente et sobre. Pour cela, il s’agit de prendre exemple sur ce qu’il se passe dans les écosystèmes naturels, où la résilience se développe autour de 4 caractéristiques principales : l’autorégulation et l’encastrement hiérarchique (des systèmes organisés et emboités, attachés à leur fonction dans l’écosystème), une immense diversité (pas de concentration ni de sur-domination d’une espèce sur une autre), une circularité des flux et des matières (tout est recyclé) et une isolation des risques (tamponnage, étanchéité des circuits).
Finalement, ce projet, appliqué aux écosystèmes économiques et financiers, ne serait-il pas le projet à dessiner, notre « pour quoi ? ». Une société où la diversité et la circularité s’expriment dans un principe d’étanchéité, une société moins exposée aux risques globaux, et où la régulation et l’organisation encastrée jouent un rôle essentiel, c’est-à-dire où la finance ne serait que le sous-système qui sert l’écosystème global qui est le vivant.
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