Cet article a été co-écrit avec Michel DALMAS, HDR, Professeur Associé, ICD Business School
L’« entreprise libérée » est généralement présentée comme la forme d’une innovation managériale et celui d’un modèle organisationnel d’avenir. Pourtant, même si ce nouveau concept représente une réponse intéressante aux attentes des collaborateurs au travail, notamment en matière d’autonomie et de responsabilisation, il faut s’interroger sur la véritable nature de cette réponse. Est-ce véritablement un concept managérial ou une appellation acceptée par les équipes, faute de mieux ?
Devenu concept au fil des déclarations très médiatisées, l’« entreprise libérée » est elle réellement un modèle de libération vis-à-vis du travail ?
Dans un travail de recherche (à paraître dans la revue Management & Avenir), nous proposons de cesser de vouloir « libérer » l’entreprise pour poser les bases de l’entreprise « libérante », en déplaçant notre réflexion sur les salariés. Ce travail de rénovation conceptuelle s’appuie sur une étude exploratoire qualitative menée auprès de managers « libérateurs », dans des organisations qui se sont autoproclamées « entreprises libérées ».
Ainsi, les managers des organisations suivantes revendiquent leur expérience d’une libération réussie et témoignent de la réussite, de ce qui compte vraiment pour eux, au travail.
Rapport au monde
Dans les échanges, plusieurs thèmes sont revenus régulièrement dans les propos de ces dirigeants pour définir la « libération » menée au sein de leurs entreprises respectives.
On peut d’abord citer parmi les thèmes le rapport au monde ou encore l’émergence d’un mode de pensée nouveau. En effet, les transformations actuelles en entreprise semblent être la traduction plus profonde de changement de valeurs, au niveau des sociétés occidentales. L’éclairage postmoderne semble ainsi particulièrement adapté pour en donner les frontières.
Chez Coscura, entreprise belge de Warcoing de 300 salariés spécialisée dans la production d’extraits de racines de chicorée et de graines de pois, le PDG reconnaît qu’il faut changer de vision :
« Dans l’ancien monde, l’entreprise est une machine à produire et c’est tout ».
Créée en 1852 en tant que sucrerie par Charles Peeters et Barthélémy Dumortier, la société s’est reconvertie dans l’extraction d’inuline de chicorée en 1986, puis de fibres et protéines de pois en 1990, avant d’abandonner totalement la production de sucre en 2003.
Ce glissement de valeurs conduit à prendre en considération pour chacun son œuvre de vie et donc son travail ; ce qu’Aristote appelait déjà l’Eudaimonia en le décrivant comme « un principe […] génie de nos motivations ». C’est cette approche eudémoniste qui semble dicter les conduites personnelles y compris dans l’entreprise, se substituant à la valeur travail socialement très structurante. La personne est aussi en prise avec son vécu émotionnel et recherche son épanouissement personnel immédiat par un bien-être permanent, dans sa sphère personnelle comme dans sa sphère professionnelle.
« Servant leader »
Ces évolutions sociétales profondes nécessitent une transformation anthropologique au sein de l’entreprise pour permettre aux managers et aux responsables RH de répondre à ces nouvelles attentes. En effet, le rapport aux ressources ainsi que le rapport à l’autre apparaissent parmi les thèmes abordés par les dirigeants.
Ainsi s’exprime le PDG d’Oniryx, une société d’une dizaine de consultants en organisation et transformation des systèmes informatiques :
« Un patron doit tout faire pour développer l’intelligence collective ».
Cela demande notamment de passer d’un type d’organisation verticale à horizontale, peu hiérarchisée. L’humilité, le désir d’aider les autres à se développer, l’empathie, le souci de la réussite collective deviennent alors ses atouts pour générer de la performance collective.
Dans ce cadre le dirigeant devient un « servant leader » qui crée d’abord un climat positif dans l’organisation, et augmente ensuite la satisfaction et le bien-être des collaborateurs ainsi que leur confiance dans l’organisation. Il favorise alors la coopération, l’entraide et les comportements responsables dans l’organisation. Il augmente de fait la créativité et l’implication de ses collaborateurs ainsi que leur efficacité et diminue le turn-over.
Le directeur du personnel du SPF Mobilité et Transports, le service public fédéral belge, en témoigne. Pour lui :
« les managers ont un rôle de médiateur. Ils écoutent leurs collaborateurs. Pour cela ils ont aussi le devoir de se taire ».
Il s’agit donc d’orienter les modèles de RH et les pratiques managériales vers un mieux-être au travail, c’est-à-dire une amélioration des conditions de vie au travail existantes depuis l’époque moderne. Bien sûr, il ne suffit pas de mettre un baby-foot dans une salle de pause ou des machines à café en libre-service pour améliorer les conditions de travail, mais abandonner les modèles modernes de rentabilité évaluée par les reporting et les tableaux de pilotage rationnels.
Les comportements managériaux devraient donc devenir plus collectifs et remplacer une organisation hiérarchique pyramidale car la personne est sociale et a besoin de se construire dans sa relation avec autrui. Elle est, d’une certaine manière, “anthropotrophe” car elle se nourrit de l’autre. Cette rencontre de l’altérité se fait dans le partage émotionnel, cognitif et le langage. Or, la régulation managériale est un véritable agir relationnel qui encourage et structure les relations personnelles selon cet esprit “anthropotrophe”.
C’est aussi cette régulation qui permet de passer de la règle d’un seul (la verticalité individualiste moderne) à des règles choisies et appliquées par tous (l’horizontalité communautaire postmoderne), discutées et mises en place dans des espaces de discussions sous l’égide d’une régulation discursive dont le manager est responsable. La circulation de la parole dans une ambiance saine et bienveillante devient alors une des conditions de la qualité de vie au travail et un des piliers de la régulation managériale.