Voiture électrique autonome, bâtiments recouverts de panneaux solaires, construction à faible empreinte carbone, fermes urbaines verticales, utilisation de matériaux responsables… En marge de la COP28, qui s’est achevée mi-décembre, Capital s’est rendu à Masdar City, la ville soit-disant écologique des Emirats-arabes-unis. Des villes intelligentes jugées «nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris tout en conservant notre confort de vie actuel», selon Frédéric Babonneau, professeur à la KEDGE Business School, spécialisé dans la modélisation dans les domaines de l'énergie et de l'économie, qui s’interroge toutefois sur l’utilité «d’investir des dizaines de milliards pour créer une nouvelle ville, plutôt que de les utiliser pour transformer celles déjà existantes ».
En marge de la COP28, Capital s’est rendu à Masdar City. Cette ville éco-responsable, construite à l’initiative de la société d’énergies renouvelables Masdar et de l’Etat émirati, prétend regorger d’innovations pour atteindre la neutralité carbone. Mais n’est-ce pas une ville-concept qui ne pourra jamais être répliquée ?
La ville connectée intelligente, c'est la ville de demain, qui demeure à inventer. Il faut bien prendre conscience que, sans les technologies intelligentes, il sera quasiment impossible d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris tout en conservant notre confort de vie actuel. Il y a donc un besoin d’avancées technologiques et scientifiques et tout ce qui peut être fait dans cette direction est positif. Des projets comme Lusail au Qatar, The Line en Arabie-Saoudite et Masdar aux Emirats-arabes-unis ont le mérite d’avoir permis des collaborations scientifiques internationales. Par contre, ne soyons pas naïf : si on regarde les projets de développement, ils ont créé de nouvelles villes, basées sur des techniques ancestrales de construction, de la mobilité autonome, des bus électriques, mais ça ne répond pas vraiment aux enjeux et aux besoins des villes existantes.
Que préconisez-vous ?
Il faut transformer, aménager plutôt que créer du nouveau. Et les avancées effectuées à Masdar, par exemple, avec leur coût, ne sont pas transposables à nos contextes urbains européens. La question qu’il faut se poser, c’est de savoir ce qui est le plus efficace : investir des dizaines de milliards pour créer une nouvelle ville ou les utiliser pour transformer celles existantes ?
Vous diriez qu’on est là face à du greenwashing de la part de ces Etats ?
La réponse ne peut pas être manichéenne. Il y a de leur part de véritables avancées technologiques et une vraie volonté politique de devenir une référence internationale dans le développement des énergies renouvelables et dans les villes de demain.
Est-ce une manière pour eux de préparer l'après énergies fossiles ?
Exactement. Aujourd’hui encore, ils vivent de leur rente sur les énergies fossiles. Mais maintenant, ils veulent se développer vers les énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque car ils ont beaucoup de soleil, et conserver l’influence énergétique qu’ils possèdent avec les hydrocarbures. Ils veulent pousser ce domaine des énergies renouvelables pour préparer leur économie de demain. Par contre, le fait d'avoir investi autant d’argent pour communiquer sur ce qu'ils font dans ces villes plutôt que de l'utiliser de manière efficiente, par exemple pour décarboner leur activité, cela s’apparente à du greenwashing.
Ces villes, aussi intelligentes soient-elles, ne résolvent pas la question de la justice sociale, elles peuvent même creuser un peu plus profondément les inégalités…
Cela est vrai pour toutes les innovations technologiques, dans n’importe quel secteur. Elles profitent aux personnes les plus aisées en premier. Regardez les voitures électriques, ce ne sont pas les plus modestes qui peuvent en acheter. Mais sans ces villes intelligentes, sans mobilité raisonnée, autonome et partagée, on ne pourra jamais atteindre les objectifs de l’ Accord de Paris. A un moment, il faudra donc que ces innovations se démocratisent. Mais oui, il est évident que pour les dix prochaines années, cela profitera d’abord aux riches.
Et surtout à des pays capables de développer ces technologies intelligentes et durables à l’échelle d’une ville, d’en construire même de nouvelles, à l’instar des Etats du Golfe. Qu’en est-il pour la France ? Est-on capable de modifier nos villes sans en construire de nouvelles ?
Quand on regarde les estimations du coût de l’impact du dérèglement climatique, d’une manière ou d’une autre, on devra dépenser de l’argent. La question est de savoir quelle est la meilleure manière de le dépenser : en payant les assurances contre les événements extrêmes comme les inondations, incendies, sécheresse, ou en adaptant les territoires aux enjeux climatiques ? A Paris, si rien n’est fait rapidement, les deux derniers étages des immeubles seront inhabitables trois à quatre mois de l’année en raison de la hausse des températures. Il faut donc investir et, la priorité, dans nos villes européennes, c’est d’avoir une meilleure isolation des bâtiments (logements, bureaux) pour mieux gérer leur consommation énergétique. Ça, c’est la partie assez simple même si elle nécessite de dégager des sommes astronomiques. Et la France a un coup d’avance vis-à-vis de cela, grâce à son mix énergétique.
A quoi faites-vous référence ?
A notre parc nucléaire. La sortie des énergies fossiles, en dehors des secteurs de la mobilité et de l’industrie, on y est presque. Avec une volonté gouvernementale de fer, on peut arriver dans la prochaine décennie à la fermeture des centrales à charbon et au gaz. Ce qui amènerait notre mix énergétique à 60% de nucléaire, 20% d’hydraulique et le reste en énergies renouvelables. Nous serions donc très proches en France de la sortie des énergies fossiles. Mais cela, encore une fois, en laissant de côté le volet de la mobilité, qui prend en compte le transport routier, les transports en commun, la voiture, qui est le véritable enjeu de la décarbonation. Si on veut vraiment entrer dans l’ère des villes durables et intelligentes, ce point est central. Et pour cela, il va falloir développer l’électrique, et les infrastructures qui vont avec pour les recharger en milieu urbain ou interurbain. Sur ce point, la France est très en retard. Je ne vois pas comment on peut complètement sortir des énergies fossiles d’ici 2030 ou 2050 si on ne met pas le paquet sur la mobilité.