Cet article a été co-écrit avec Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Comme nous l’avons développé dans la première partie, les coopératives peuvent présenter des modes de gouvernance équilibrés ou non entre le pouvoir donné aux dirigeants et la prise en compte des intérêts et de la volonté des coopérateurs. Le fonctionnement interne des coopératives et la façon dont sont gérées les relations entre adhérents, élus et cadres salariés vont être déterminants sur la gestion de cet équilibre. Nous avons ainsi listé quatre facteurs qui vont avoir un impact important sur la qualité de la gouvernance : la transmission de l’information, l’attachement du coopérateur, l’absence de contre-pouvoirs, et la taille de la coopérative.
La transmission de l’information
Les relations entre l’adhérent et sa coopérative sont caractérisées par une situation d’asymétrie d’informations (certains ont des informations que les autres n’ont pas ou seulement en partie) dont le degré va dépendre à la fois des efforts faits par la coopérative et par l’adhérent : plus l’adhérent s’implique dans sa coopérative et participe aux assemblées, plus cette asymétrie peut être réduite, et la coopérative peut inciter les adhérents à s’impliquer en fournissant une information de qualité au sein d’assemblées à taille humaine, qui permettent le dialogue et le partage équitable d’informations (proposition n°2 du rapport parlementaire, cf première partie de cette série d’articles).
Le manque d’informations et d’échanges réels, qui est fréquemment relevé, entraîne par la suite un sentiment de dépossession des agriculteurs, qui ne se sentent plus maîtres de leur outil coopératif ou associés aux orientations stratégiques[1]. Ne se sentant plus intégrés dans la prise de décision, les adhérents ont le sentiment que le groupe coopératif sert prioritairement les intérêts de quelques acteurs ou encore d’actionnaires externes qui ont pris des participations au sein des filiales de la coopérative. Ce sentiment est encore plus exacerbé si les agriculteurs n’ont pas le sentiment d’être rémunérés au bon niveau par leur coopérative.
L’attachement du coopérateur
Le coopérateur s’engage à un apport le plus souvent total pour une durée de dix ans en général, renouvelable par tacite reconduction. En conséquence, même en cas de désaccord, l’exploitant ne peut rompre ses relations avec sa coopérative avant l’échéance de son engagement. Il subit alors une situation de verrouillage : même en cas d’une altération du niveau de confiance des adhérents, ceux-ci sont condamnés à rester au sein de la coopérative et ne peuvent chercher de meilleures conditions tarifaires auprès d’autres acheteurs potentiels.
Ce verrouillage peut s’étendre à d’autres obligations/contraintes : les statuts imposent parfois l’achat d’intrants ou un niveau de commande minimal, limitant la capacité des adhérents à aller chercher des prix potentiellement plus avantageux sur le marché. Ils peuvent également, du fait de la stratégie poursuivie par la coopérative, subir les contraintes de production d’un cahier des charges plus exigeant (pâturage, alimentation, phytosanitaire) qui va également jouer sur leur coût de production et l’équilibre économique de leur exploitation. Ces obligations peuvent être perçues comme subies ou souhaitables en fonction du niveau d’adhésion de l’adhérent aux objectifs poursuivis. Si l’attachement de l’adhérent à sa coopérative est important, il lui paraitra normal de prioriser les services et les approvisionnements offerts par sa coopérative ; de même, s’il est convaincu qu’un cahier des charges plus exigeant sera la clé d’accès à des marchés plus stables et rémunérateurs, il sera plus enclin à en supporter les effets. Dans le cas contraire, il s’agira pour lui de contraintes imposées qui vont augmenter sa distanciation vis-à-vis de sa coopérative.
L’absence de contre-pouvoirs
Pour pouvoir aboutir à une gouvernance équilibrée qui tienne compte du point de vue des adhérents, il est nécessaire d’avoir des enceintes de discussions qui permettent la remise en question des propositions de décisions. Si les assemblées de section ou les assemblées générales ne permettent pas la prise de parole contestataire, la gouvernance musèle alors toute forme d’opposition, puisque les associés coopérateurs ne disposent pas d’enceinte de discussion externe à la coopérative pour faire émerger un contre-pouvoir. Cela peut renvoyer à la situation de « domination managériale » ou « d’autocratie des gouvernants » présentée dans la première partie de cette série d’articles, où les administrateurs sont alors choisis par les gouvernants pour leur aptitude à ne surtout pas remettre en cause la stratégie, et élus grâce à au soutien ou à la connivence des partisans du système en place.
Les coopérateurs sont à nouveau placés dans une situation d’asymétrie d’informations. Concrètement, ils affrontent certains obstacles empêchant l’émergence ou la formalisation d’une contestation interne. Par exemple, les coopérateurs n’ont pas la liste des adhérents de leur coopérative. Contrairement aux administrateurs en place, ils ne peuvent alors aller chercher des pouvoirs pour faire peser un mouvement contestataire lors d’assemblées générales. Dans le cas de « l’affaire » Téréos, l’opposition a pu naître via la création d’un site internet externe qui a permis de fédérer un mouvement contestataire en dehors des enceintes de discussions propres à la coopérative puisque la direction ne souhaitait pas leur communiquer la liste et les contacts des adhérents. Ainsi, on voit à quel point il est compliqué pour une partie des adhérents de faire émerger une voix différente, mais potentiellement constructive, au sein de leur coopérative.
Le seul contre-pouvoir spontané ou institutionnalisé qui peut émerger en dehors de ce type d’initiatives relativement rares est lié aux syndicats agricoles, qui, en fédérant un nombre important d’agriculteurs, peuvent rassembler éventuellement suffisamment d’adhérents d’une même coopérative.
La taille de la coopérative
A priori, quand on considère que les coopératives sont fondées par et pour les agriculteurs, on peut s’attendre à ce qu’ils soient mieux traités que dans n’importe quel autre cas de figure. On peut également s’attendre à ce que les avantages fiscaux dont elles bénéficient les rendent plus lucratives. Pourtant c’est plutôt l’inverse qui semble se produire : le rapport parlementaire met en avant des difficultés de compétitivité qui ont fini par engendrer un processus de concentration. Pourquoi les coopératives semblent-elles poursuivre continuellement cette course à l’agrandissement ? Rappelons que les coopératives ont l’obligation de collecter l’intégralité de la production des adhérents, y compris lorsque cette collecte est réalisée à perte en raison de coûts excédentaires ou de marchés peu favorables. Un des principes coopératifs étant la liberté d’adhésion ou le principe de la « porte ouverte », elles ont donc tendance à ne pas limiter l’entrée de nouveaux adhérents, voire même d’intégrer des « vagues » de nouveaux adhérents, dans le cas d’arrêts de collecte par des privés par exemple. Dans certains cas, l’augmentation des volumes, même de façon contrainte, les fragilise plus qu’elle ne les sert (notamment quand les marchés sont mal orientés ou que les marges sont faibles).
Mais plus la coopérative étend son territoire et son rayon d’action, plus il lui est difficile de maintenir des liens étroits et réguliers avec ses agriculteurs. Ce délitement des liens se traduit systématiquement en premier lieu par une baisse de la participation aux assemblées (générales ou de sections) ; les grosses coopératives ont davantage de mal à mobiliser leurs adhérents, comme le montre le graphique ci-dessous. Il est d’ailleurs fort probable que si seules les assemblées générales et les participants présents avaient été pris en compte, un tel graphique aurait affiché des taux de participation nettement inférieurs.
La faible participation des adhérents aux assemblées est donc bien souvent le premier symptôme d’une altération du lien entre les adhérents et leur coopérative. C’est une forme d’abstention, de démission passive ou selon l’expression d’Hirschman, un « vote avec les pieds ». Cette baisse de participation compromet ensuite la démocratie de la coopérative, puisque les décisions ne sont validées que par une minorité. Cela interroge évidemment sur la légitimité et le portage politique des décisions ainsi prises. Ce dernier point est important pour une raison corollaire : les adhérents doivent se sentir intégrés au projet stratégique. La consultation électronique avancée comme une solution palliative au sein du rapport parlementaire ne pourra pas remplacer les nécessaires débats que doit susciter une AG ou de section et ne pourra servir que de baromètre trompeur à l’implication des agriculteurs.
La transmission de l’information, l’attachement du coopérateur, l’absence de contre-pouvoirs, et la taille de la coopérative vont donc avoir un impact direct sur la qualité de la relation entre l’adhérent et sa coopérative, qui peut notamment se traduire par le degré de participation aux assemblées et réunions organisées par celle-ci. Il s’agit de leviers propres à l’organisation de la coopérative, liées à son fonctionnement interne et sur lesquels celle-ci peut avoir un impact direct. Mais la coopérative est également une entreprise qui évolue dans un contexte concurrentiel, qui subit des pressions extérieures qui vont également jouer sur sa gouvernance et sa stratégie. L’analyse de ces facteurs exogènes fera donc l’objet du prochain et dernier volet de cette série.
[1] Le rapport parlementaire met en exergue « un sentiment diffus chez certains associés coopérateurs de déconnexion entre leurs intérêts et ceux de la coopérative ».