Un individu peut mobiliser ses propres ressources matérielles ou immatérielles pour rendre service à quelqu’un d’autre, pour l’aider dans une tâche particulière, pour le soutenir face à une situation spécifique. L’entraide se fonde sur l’idée que le lien entre individus importe plus que le bien qui est ainsi produit, échangé, partagé ou même détruit. Adapté au contexte marchand, ce type d’économie induit une évolution du rôle passif et unilatéral du consommateur à un rôle plus actif et bilatéral : le consommateur doit aussi être producteur du service rendu à un autre consommateur. Différents termes, comme cocréateur ou coproducteur, se réfèrent à ces rôles dans lesquels les consommateurs collaborent avec d’autres consommateurs et des entreprises pour produire de la valeur (lire aussi la chronique : « Entreprise, consommateur : pourquoi l’économie circulaire est la voie à suivre" ).
Certains acteurs économiques s’intéressent ainsi au bien (financier) produit par le lien entre individus. Si une bonne partie de la mise en place de systèmes d’entraide au fondement d’une consommation collaborative fonctionne selon la logique du don, nombre des développements contemporains d’offres collaboratives lui substituent celle du gain. C’est le cas lorsque le marché récupère ces collaborations dans une logique de captation de la valeur générée par l’entraide entre consommateurs.
Entraide, partage et réconfort
Il est important de noter que le concept d’entraide, en français comme en anglais (helping) ne se confond pas avec celui de partage (sharing), souvent convoqué par les acteurs économiques. La psychologie considère trois grands types de comportements altruistes : l’entraide, le partage et le réconfort. Supposons qu’un de vos amis ait perdu son portefeuille, vous pouvez soit l’aider à chercher son portefeuille (entraide), soit partager l’argent que vous avez en poche (partage), soit lui apporter toute votre compassion (réconfort). L’entraide est la compréhension du besoin de l’autre et sa résolution par l’action. Le partage est la compréhension du désir de l’autre et sa résolution matérielle. Le réconfort est la prise de conscience de l’état émotionnel négatif de l’autre et son accompagnement adapté.
Il est bien évident que l’on aide quelqu’un quand on partage avec lui quelque chose qui nous appartient comme lorsque, enfant, on partage son goûter ou, adulte, son expertise. Ce sont deux conduites classées comme altruistes, proches mais différentes. L’entraide peut advenir sans qu’il y ait partage d’un bien. Dans de nombreuses situations d’entraide entre consommateurs, il y a don plus que partage : on donne de son temps, on fait don de soi pour aider l’autre. C’est là qu’il faut voir la spécificité de l’économie dite de partage : dans la focalisation sur le bien plutôt que sur le lien. Alors que l’entraide permet généralement aux individus d’échapper au marché, l’économie du partage tend à commercialiser l’assistance et la complicité entre consommateurs pour le plus grand bonheur des producteurs, de leurs marques… et des consommateurs, semble-t-il (lire aussi l’article : « De l’impératif de collaborer »).
Déjà plus de 3 millions de participants
Le cas de la course par obstacle Tough Mudder est édifiant à cet égard. Durant une demi-journée, les participants doivent plonger dans un bain de glace, escalader des murs, traverser un cours d’eau à l’aide d’une corde suspendue dans les airs, ramper dans des tunnels remplis de boue ou d’eau, transporter des troncs et même survivre à des décharges électriques, dont certaines font jusqu’à 10 000 volts ! Depuis sa création en 2010, plus de 3 millions de participants venus des quatre coins de la planète ont déjà (à la mi-2017) mesuré leur endurance en se frottant à cette compétition, qui se veut avant tout collaborative. « On ne peut réaliser Tough Mudder en solitaire », annonce en effet le site internet. L’épreuve se fait en équipes, au sein desquelles les participants doivent s’entraider.
Chaque participant doit d’ailleurs jurer formellement avant le départ :
J’aide les membres de mon groupe à finir la course et je place l’esprit d’équipe et la camaraderie au-dessus de mon temps de course
L’entraide entre participants est primordiale dans la réussite d’une telle expérience de marque. Comme en témoigne un participant : « L’équipe vous maintient impliqué. On se pose toujours la question si tout le monde est encore là. On se donne la main, on s’entraide pour passer les obstacles et si quelqu’un est plus lent, on l’attend ». En fait, un grand bénéfice tiré de cette expérience est le sentiment de faire partie d’une équipe : « Pendant quatre heures, on est aidé par des inconnus et ça donne un sentiment d’altruisme à la course. »
Des consommateurs bénévoles
L’entreprise Tough Mudder s’appuie donc sur l’envie d’aider les autres dans une ambiance communautaire. Expérience qu’elle commercialise au prix de 150 euros par personne. Mais elle ne s’arrête pas là. Chaque course se déroule dans un lieu naturel éloigné des villes et nécessite une logistique de support importante pour réaliser les tâches suivantes : enregistrer les participants, distribuer les dossards, gérer le flux des participants jusqu’au point de départ, maintenir leur hydratation, les encourager à passer les obstacles, placer un bandeau sur le front de ceux qui ont terminé et distribuer ensuite bières et bananes. Des travailleurs bénévoles réalisent ces tâches nécessaires à la course et encouragent les participants. Will Dean, le fondateur de Tough Mudder, dit explicitement, dans une vidéo de motivation des bénévoles postée sur YouTube, que son « business ne pourrait pas fonctionner sans le recours à ce système d’entraide. »
Exister pour l’autre et par l’autre… et pour l’entreprise
L’entraide entre consommateurs produit ainsi de la valeur pour les participants mais aussi – et surtout – pour l’entreprise. Celle-ci transforme la valeur générée autour de la marque par l’entraide entre participants, en valeur d’échange en sa faveur. Le modèle d’affaire inventé par Will Dean est alors doublement gagnant : d’une part, Tough Mudder ne dépense rien pour générer ce surplus de valeur qui satisfait les consommateurs et les volontaires et, d’autre part, elle peut vendre sa course à un tarif plus élevé que celui de ses concurrentes. Selon ce modèle, il faut placer l’entraide entre consommateurs au cœur de son projet d’entreprise. C’est ce qu’a fait la plateforme Couchsurfing née en 2003 comme une alternative hors marché et qui a pris un statut commercial en 2011. L’offre de Couchsurfing se fonde sur l’hospitalité, un dérivé de l’entraide. Les hôtes partagent leurs logements, accueillant des visiteurs pour une ou plusieurs nuits, que ce soit sur leur canapé ou dans la chambre d’amis. Couchsurfing compte aujourd’hui 12 millions de voyageurs qui ont trouvé un logement temporaire et gratuit partout dans le monde mais surtout il monétise cette hospitalité entre consommateurs par son service payant de « profil vérifié ». De manière générale, nombre de plateformes issues de l’économie du partage comme BlaBlaCar mettent l’entraide au cœur de leur offre. Mais l’économie dite traditionnelle n’est pas en reste. Des « escape rooms » comme The Game aux salles de CrossFit, en passant par les jeux en ligne tel World of Warcraft, la liste s’allonge des marques tirant parti et capitalisant sur l’entraide entre consommateurs.
Lien et reconnaissance, à condition de payer
Il ne s’agit plus de proposer une offre au fameux consommateur isolé, roi du marketing traditionnel, mais d’organiser une expérience que des consommateurs vont vivre ensemble grâce à la marque. La règle la plus importante consiste à semer la graine de l’entraide dès la conception de la marque. Deux valeurs d’usage sont importantes pour ces consommateurs : la valeur de lien et la valeur de reconnaissance. La valeur de lien, c’est ce que vaut l’offre de la marque dans la construction ou le renforcement des liens, même éphémères, entre consommateurs. Certaines marques présentent ainsi des offres à forte valeur de lien qui, par la mise en relation d’individus, consolident le sentiment de mutualité et de camaraderie. La valeur de reconnaissance, c’est ce que vaut l’offre de la marque dans le maintien et le développement de l’identité des consommateurs.
Les marques répondent à la quête croissante de reconnaissance par des offres qui poussent à remercier l’autre consommateur, à reconnaître ses compétences, et à générer ainsi une reconnaissance par les pairs. Un joueur en ligne de World of Warcraft va bénéficier de la valeur de lien liée à sa participation à une « guilde » – obligatoire pour pouvoir jouer – et de la valeur de reconnaissance liée à son rang et à tout ce qu’il fera pour faire progresser cette guilde. Pour ce faire, cependant, il doit payer son abonnement à Blizzard Entertainment, le propriétaire de la marque World of Warcraft.